Compte rendu de la conférence « Convoi 7909, les prémices d’un drame »

Mémorial de l’internement et de la déportation – Camp de Compiègne-Royallieu, 1er juillet 2024

Intervenants :

  • Aurélien GNAT, directeur du Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne
  • Julia MAITRE, assistante de conservation, chargée des collections, au Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne
  • Thomas FONTAINE, docteur en histoire et directeur des projets au musée de la Résistance nationale (MRN)
  • Bertrand HAMELIN, docteur en histoire et professeur agrégé

Interventions d’Aurélien GNAT et Julia MAITRE

L’exposé d’Aurélien Gnat visait à mettre en lumière les archives détenues par le Mémorial de Compiègne, en particulier celles liées au convoi du 2 juillet 1944. Au cours de sa présentation, il a détaillé le processus d’acquisition et d’intégration de ces documents au sein du Mémorial.

Avant toute chose, il faut distinguer deux catégories d’archives :

  1. Les archives du camp de Royallieu. Ces documents, d’origine allemande, ont été produits pendant la Seconde Guerre mondiale, couvrant les trois années d’activité du camp. Ils constituent un témoignage direct de l’administration du camp par l’armée allemande.
  2. Les collections du Mémorial. Acquises après la guerre, ces collections se composent d’objets, de correspondances et de témoignages. Souvent issues d’archives familiales, elles offrent un aperçu intime de l’expérience des déportés ayant transité par le camp de Royallieu.

Les archives du camp de Royallieu

Le camp de Royallieu est un cas particulier dans l’histoire de l’Occupation en France. Contrairement à d’autres camps d’internement, il était directement administré par l’armée allemande. Par conséquent, les archives militaires du camp sont des documents allemands.

Lors de l’ouverture du Mémorial en 2008, ces archives essentielles faisaient défaut, la grande majorité ayant disparu à la Libération. Seuls quelques fragments ont pu être récupérés dans divers centres d’archives, notamment au Service historique de la Défense.

Les documents relatifs au fonctionnement du camp sont dispersés dans de nombreux centres en France et à l’étranger :

  • Archives nationales et départementales françaises ;
  • Archives allemandes ;
  • Archives de la Croix-Rouge (enquêtes sur différents secteurs du camp) ;
  • Archives américaines (constituées à la Libération ou saisies par les Alliés) ;
  • Archives de la Préfecture de police ;
  • Service historique de la Défense, en particulier la Délégation des victimes des conflits contemporains à Caen.

Ici, il faut encore distinguer deux catégories d’archives :

  1. Les archives indirectes. Ce sont des documents de l’administration française témoignant du fonctionnement du camp lorsque les autorités allemandes sollicitaient un soutien logistique ou administratif, ou lorsque l’administration française menait des enquêtes (rapports de police, etc.).
  2. Les archives directes. Ce sont des documents allemands relatifs à la gestion quotidienne du camp, qui étaient jusqu’à présent manquants.

Tout récemment, les équipes du Mémorial de Compiègne ont découvert des archives directes allemandes, et notamment la liste des départs du convoi du 2 juillet 1944. Cette découverte constitue une avancée majeure pour la compréhension historique du camp de Royallieu et, plus spécifiquement dans le contexte qui nous intéresse ici, pour la compréhension historique du « Train de la Mort ».

Mais comment cette découverte a-t-elle été possible ?

Un rapport du ministère des Prisonniers de guerre, déportés et réfugiés, datant de la fin 1944, révèle l’existence d’archives allemandes du camp de Royallieu à Compiègne après la Libération. Ces documents, utilisés par la délégation locale de la Croix-Rouge pour répondre aux demandes des familles, comprenaient des listes de déportés, des cahiers matriculaires par bâtiment, et divers registres du camp. Le ministère souhaitait récupérer ces archives pour établir ses propres listes, mais se heurta au refus du comte de Grammont, dirigeant de la Croix-Rouge de Compiègne. Le rapport détaille l’inventaire des documents, mentionnant notamment des listes de départs du 21 mai et du 2 juillet 1944. Cette découverte est significative car elle prouve que les archives allemandes du camp, longtemps considérées comme perdues, existaient encore à la Libération. Le ministère s’engagea à restituer les documents à la Croix-Rouge après les avoir consultés.

À la Libération, le ministère a donc entrepris de reconstituer les listes des internés et déportés du camp de Royallieu. Une équipe administrative a utilisé les documents récupérés auprès de la Croix-Rouge de Compiègne pour créer des registres avec les numéros de matricule, du premier au dernier. Ces registres, conservés au Service historique de la Défense, sont des sources secondaires, puisque reconstitués. Par ailleurs, ils sont incomplets. L’ensemble comprend 7 cahiers, presque complets pour 1943-1944, mais lacunaires pour les premières années du camp. Cette disparité s’explique probablement par la disponibilité des documents récents sur place à la Libération, les plus anciens ayant été transférés à l’administration centrale.

Registres reconstitués (SHD Service Historique de la Défense, DAVCC Caen) © Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

En 2019, Aurélien Gnat et son équipe sont arrivés à la direction du Mémorial. Ils ont alors décidé d’entreprendre une quête audacieuse pour retrouver les archives perdues du camp de Royallieu. Malgré les réticences initiales de la délégation locale de la Croix-Rouge, qui affirmait ne posséder aucun document antérieur à 1960, Aurélien Gnat et son équipe ont persévéré. Leur ténacité a finalement porté ses fruits en 2023, lorsqu’ils ont obtenu l’accès au grenier du bâtiment historique de la Croix-Rouge de Compiègne.

Dans ce lieu oublié, parmi des cartons poussiéreux abandonnés depuis huit décennies, ils ont fait une découverte extraordinaire : des archives allemandes originales du camp de Royallieu. Cette trouvaille inestimable, préservée par le hasard et le temps, a enfin permis de lever le voile sur une partie de l’histoire longtemps restée dans l’ombre.

Grenier de la Croix-Rouge française, site de Beauvais © Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

Parmi ces archives figuraient deux listes mentionnées dans l’inventaire de 1944 : celle du 21 mai et une liste allemande originale du 2 juillet. Ces documents, probablement rédigés sur place lors de la préparation des convois, sont désormais intégrés aux collections du Mémorial, marquant l’entrée des premières archives allemandes dans ce fonds. On y a également découvert un registre d’infirmerie du secteur B, répertoriant les internés malades durant les derniers jours du camp, ainsi qu’un cahier listant les 2182 personnes non déportées lors de l’ultime convoi. Cette liste détaillée, annotée en temps réel, est organisée selon les origines et statuts administratifs des internés.

Une demande de donation a été adressée à la Croix-Rouge concernant ces documents historiques d’une valeur inestimable. Ces archives allemandes ont finalement rejoint les collections du Mémorial, venant enrichir le fonds documentaire existant relatif au convoi du 2 juillet 1944.

Liste originale du convoi n°7909 du 2 juillet 1944 (Collections du Mémorial – Don de la Croix-Rouge française de Beauvais) © Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

Les collections du Mémorial

Après la présentation des archives par Aurélien Gnat, Julia Maitre nous a parlé plus en détail des collections du Mémorial de Compiègne.

Le Mémorial abrite également une riche collection d’objets, constituée dès avant son ouverture en 2008. Initialement, la municipalité avait mené des enquêtes auprès des familles pour rassembler cette documentation. Depuis, de nombreux descendants d’internés du camp de Royallieu, qu’ils soient membres d’associations ou agissant individuellement, ont choisi de confier au Mémorial des objets et documents personnels (lettres, etc.), enrichissant ainsi continuellement ses collections.

La Croix-Rouge a fait don d’un lot de 800 lettres, actuellement en cours d’analyse. Cette correspondance comprend des demandes de familles sans nouvelles de leurs proches déportés (principalement sur les convois de 1944) et les réponses de la Croix-Rouge. Un grand nombre concerne les déportés du 2 juillet. Ces lettres révèlent l’angoisse des familles face au silence prolongé et les efforts de la Croix-Rouge pour obtenir des informations. Les annotations sur ces documents montrent les limites des recherches, souvent basées sur peu d’éléments, comme un nom ou un numéro de matricule. On y trouve également des requêtes, introduites après le retour de déportation, pour récupérer des biens ou des colis envoyés aux camps, ainsi que des remerciements d’anciens déportés. Cette collection offre un aperçu précieux des défis rencontrés dans la recherche des disparus et du rôle crucial de la Croix-Rouge dans ce processus.

Il y a environ un mois, le Mémorial a reçu un don exceptionnel de la famille Belot. Leurs ancêtres, garde-barrières près de Soissons, récupéraient les messages jetés des convois de déportation passant devant eux. Pendant 80 ans, ils ont conservé ces précieux témoignages. Après chaque passage de train, madame Belot contactait les familles pour leur transmettre les mots de leurs proches et les informer du convoi dans lequel ils se trouvaient. Lors du convoi du 2 juillet, elle récupéra même un paquet tombé du train, attendant le départ des Allemands pour le sauver. La famille a gardé non seulement les messages originaux, mais aussi les réponses et remerciements des destinataires. Ce don rare inclut une trentaine de correspondances, dont une dizaine concernant le convoi du 2 juillet. Contrairement à la pratique courante de l’anonymat pour ce type d’actes, les Belot ont courageusement signé leurs lettres, y incluant leur adresse afin que les familles puissent leur répondre.

Les récents dons reçus marquent un tournant : ils concernent le convoi dans son ensemble, une première pour le Mémorial. Auparavant, les collections se concentraient sur l’histoire individuelle des déportés. Cette nouvelle approche permet d’approfondir l’histoire collective d’un convoi spécifique. Jusqu’ici, les archives personnelles dominaient. Ces collections comprenaient correspondances du camp, documents d’archives et photographies, témoignant de mémoires individuelles.

Les réserves du Mémorial abrite aujourd’hui une collection de 6000 à 6500 documents et objets. Cette vaste collection, soigneusement préservée, nourrit une ambition de longue haleine : enrichir un jour le parcours mémoriel permanent. Pour l’heure, les documents et objets demeurent dans l’ombre, ne se dévoilant qu’à des occasions particulières : expositions temporaires, ateliers pédagogiques, etc.

Les réserves du Mémorial © Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

Intervention de Thomas FONTAINE

Après les interventions d’Aurélien Gnat et Julia Maitre, Thomas Fontaine a pris la parole pour explorer plus en détail le convoi du 2 juillet 1944, qui se distingue par deux caractéristiques majeures :

  • Une tragédie sans précédent. Ce convoi est tristement célèbre pour son bilan humain catastrophique : entre 530 et 560 détenus périssent durant le trajet de quatre jours vers Dachau, un nombre de décès inédit pour un transport au départ de France. Cette tragédie lui vaut le sinistre surnom de « Train de la Mort », marquant un épisode unique dans l’histoire des déportations françaises.
  • Le contexte historique. En effet, malgré le débarquement allié un mois plus tôt, les nazis poursuivent leurs politiques de déportation avec acharnement. Ce transport massif de 2152 déportés s’inscrit dans cette persistance.

Le « Train de la Mort », une tragédie sans précédent

Le 2 juillet 1944 en début de matinée, le convoi de déportation quitte Compiègne en direction de Dachau. Dès la fin de matinée, le train s’arrête près de Saint-Brice suite à un sabotage des voies, fréquent à cette époque. Malgré une réparation rapide, la chaleur accablante provoque déjà des décès dans les wagons, particulièrement dans les quatre wagons métalliques, où l’air ne circule pas.

Un second arrêt survient après Reims, où la locomotive déraille. Les wagons sont ramenés en gare et stationnés en plein soleil, entraînant une véritable hécatombe. Le convoi ne repart qu’à 20 heures, atteignant Novéant, gare frontière du Reich, le 3 juillet au soir.
Face à l’ampleur du drame (les morts se comptent alors par centaines et l’odeur émanant du convoi est épouvantable), la Gestapo de Novéant ordonne aux détenus de sortir les corps des wagons. Les cadavres sont rassemblés dans des wagons dédiés et recouverts de chaux.

Le train reprend sa route le lendemain, passant par Sarrebourg, Strasbourg et Stuttgart, pour finalement atteindre Dachau le 5 juillet vers 15 heures.

Ce transport, surnommé « Train de la Mort », causa plus de 530 décès, principalement dus à la chaleur extrême et aux conditions inhumaines dans les wagons métalliques. Il devint un véritable symbole pour l’ensemble des déportés de la Seconde Guerre mondiale.

En septembre 1943, un convoi tragique avait déjà marqué l’histoire des déportations vers le camp de concentration de Buchenwald. Ce transport, composé en partie de wagons métalliques, s’était soldé par un bilan macabre de 63 décès durant le trajet. Cette hécatombe en fait le deuxième convoi le plus meurtrier en termes de pertes humaines pendant le transport.

Histoire des chiffres de ce convoi

Pour les survivants du convoi du 2 juillet 1944, le chiffre de 984 morts est devenu emblématique. Ce nombre, rapporté par l’association des rescapés du « Train de la Mort » dans une lettre aux tribunaux militaires français le 22 novembre 1948, s’est ancré dans la mémoire collective et les travaux historiques.

L’origine de ce chiffre reste incertaine. En l’absence de liste officielle nazie répertoriant les morts à l’arrivée, il proviendrait d’une estimation faite par des déportés travaillant dans l’administration du camp de Dachau.

Cependant, d’autres sources avancent des chiffres différents. Un ancien gardien de Compiègne mentionne 585 morts, tandis que Friedrich Dietrich, policier allemand ayant escorté le convoi, évoque 450 décès à la gare de Novéant. Néanmoins, ce policier allemand minimise le nombre de déportés au départ de Compiègne (1700 selon ses dires).

Malgré ces divergences, le chiffre de 984 morts a persisté dans la mémoire des déportés et des associations mémorielles jusqu’au début des années 2000. Cette persistance s’explique par le fait que les témoignages divergents n’ont pas été rendus publics, restant confinés aux procédures judiciaires.

Pourtant, dès la fin des années 60, Christian Bernadac s’est penché sur cette histoire et a décidé de l’investiguer en profondeur. En tant que journaliste, il a mené une enquête minutieuse, retrouvant de nombreux témoins et reconstituant le voyage wagon par wagon. Rapidement, il a constaté que le chiffre de 984 morts était erroné.

Bernadac a travaillé en collaboration avec les archives du ministère Frenay, créé après la Libération pour rassembler les documents allemands et reconstituer les parcours des prisonniers, déportés et réfugiés. Grâce à ses contacts, il a pu accéder à ces archives et rencontrer Pierre Garban, un haut fonctionnaire chargé de reconstituer les parcours des déportés dans les années 1960. Garban avait estimé le nombre de morts à environ 450.

En recoupant diverses sources, Bernadac est parvenu au chiffre de 536 morts, qu’il a publié dans son ouvrage sur le « Train de la Mort », paru en 1970 chez France-Empire. Malgré le succès du livre, le chiffre de 984 a persisté, principalement parce que les historiens n’ont pas pris en compte le travail de Bernadac (ce qui, selon T. Fontaine, est regrettable).

Dans les années 90, l’histoire de la déportation des résistants restait largement inexplorée, malgré quelques ouvrages souvent rédigés par d’anciens déportés. Les synthèses sur la France occupée demeuraient lacunaires, s’appuyant sur des exemples limités comme le convoi du 2 juillet, cité pour ses 990 morts mais sans contexte. Ce convoi, présenté comme exceptionnel, contrastait avec la réalité des transports de déportés : généralement courts, pas toujours surpeuplés et comptant rarement plus de dix décès. Des évasions étaient fréquentes, un fait jusqu’alors ignoré pour le convoi du 2 juillet. La liste des départs récemment découverte dans le grenier de la Croix-Rouge pourrait révéler six évasions (l’étude de la liste étant toujours en cours, ce chiffre devra être confirmé).

Le travail pionnier de Bernadac fut rapidement éclipsé jusqu’à la publication en 2004 du livre-mémorial de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (FMD), recensant exhaustivement les déportés partis de France. Cette nouvelle ressource a permis d’affiner les chiffres du convoi du 2 juillet. Actuellement, l’analyse de la liste de Compiègne révèle 14 noms à vérifier en comparaison avec celle de la FMD (qui est plutôt une liste des arrivées). Six évasions semblent confirmées, et parmi les 14 cas incertains, T. Fontaine estime que trois sont probablement des décès qui n’avaient pas encore été identifiés.

Le contexte historique du convoi

Le débarquement de Normandie du 6 juin 1944 n’a pas immédiatement mis fin aux déportations nazies en France. La véritable rupture survient le 31 juillet, lorsque la bataille de Normandie est gagnée et que les forces américaines de Patton percent à Avranches, se dirigeant vers la Bretagne et Paris. C’est à ce moment que les nazis commencent l’évacuation, et que la Gestapo à Paris organise ses derniers convois de déportation.

Les convois de juin et juillet suivent une planification établie avant le débarquement, s’inscrivant dans les politiques répressives nazies du printemps 1944. Ces convois partent environ tous les 15 jours, avec un nombre croissant de déportés.

Le convoi du 2 juillet 1944, l’un des plus importants en nombre, s’explique par le contexte post-débarquement. Les nazis, espérant encore gagner la bataille de Normandie, intensifient leurs efforts. Ce convoi, comme celui du 18 juin vers Dachau, comporte une grande proportion de détenus livrés par le gouvernement de Vichy. Ainsi, le convoi du 2 juillet s’inscrit davantage dans la continuité de la politique répressive du printemps 1944 que dans une réaction directe au débarquement du 6 juin.

Le convoi du 2 juillet 1944 reflète la stratégie nazie face à l’avancée alliée. Sa composition, typique de cette période, comprend trois catégories principales : les résistants (majoritaires, ils sont évacués des prisons pour éviter leur libération et leur réarmement par les Alliés), les détenus livrés par Vichy, et les victimes de rafles de représailles (lesquelles ciblaient principalement les hommes de 15 à 55 ans, potentiellement capables de combattre aux côtés des Alliés). Cette composition s’inscrit dans une évacuation méthodique des prisons françaises, suivant la progression des Alliés depuis la Normandie.

L’étude des dates d’arrestation des déportés du convoi du 2 juillet 1944 (dates connues à 86 %) révèle elle aussi une tendance significative : plus de 90 % des déportés ont été arrêtés en 1944 (dont plus de la moitié entre avril et juin, et 21 % après le débarquement de Normandie).

En effet, depuis l’automne 1943, les convois se succèdent à un rythme soutenu, s’intensifiant progressivement pour atteindre une fréquence mensuelle, voire bimensuelle. La majorité des détenus arrivés à Compiègne en 1943 ont donc déjà été déportés depuis un certain temps. Cependant, pour diverses raisons, certains prisonniers demeurent sur place. Le convoi du 2 juillet présente une particularité notable : près de 10 % de ses occupants sont des détenus arrêtés dès 1940, 1942 pour certains d’entre eux. Ces individus ont connu un parcours singulier, ayant été maintenus dans les prisons du régime de Vichy jusqu’en 1944, avant d’être finalement remis aux autorités allemandes.

Cette composition hétérogène du convoi témoigne donc de la complexité des parcours des déportés et de la durée variable de leur détention avant leur transfert vers les camps.

Enfin, la liste des départs retrouvée comprend une première page significative. Celle-ci montre que la Gestapo s’est calquée sur les grandes régions françaises, collaborant avec les préfets et l’administration locale, pour organiser le convoi. Ainsi, les 17 régions de la Gestapo sont représentées dans le convoi, à l’exception de Nancy. Parmi les principales régions d’origine des déportés, on trouve celles de la « zone sud », avec de nombreux déportés arrivant au camp de Compiègne depuis le centre régional de la Gestapo de Vichy (271 détenus), de la région de Lyon, de Limoges, de Toulouse… De nombreux détenus arrivent également d’Angers et d’Orléans, où l’on trouve des centres policiers de Vichy. En revanche, Marseille est très peu représenté, tout comme le Nord (Normandie, Bretagne…).

Cette répartition reflète l’activité des centres policiers de Vichy et l’intensification des arrestations dans certaines régions.

Première page de la liste originale du convoi n°7909 du 2 juillet 1944 © Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

Zoom sur la composition du convoi

a) Composition du convoi sous l’angle de l’organisation nazie

Traditionnellement, l’analyse des convois de déportation s’est basée sur l’histoire de la Résistance. Cependant, la liste des départs nous offre un aperçu inédit de l’organisation nazie.

On constate que la liste est divisée en chapitres, chacun suivant l’immatriculation du camp de Compiègne. Elle comporte des erreurs fréquentes, notamment dans la numérotation, reflétant les inexactitudes courantes dans les documents nazis.

La liste, qui reflète la complexité de l’organisation nazie et les différentes catégories de personnes visées par la déportation, se divise comme suit (voir également photo ci-dessous) :

  • Listes Ia et Ib : Majoritairement des Français dont les dossiers de police étaient clos, déjà présents à Compiègne.
  • Listes IIa et IIb : Résultat d’une opération, décidée par les nazis dès la fin de l’année 1943, visant à récupérer les détenus, notamment communistes, des prisons françaises, en collaboration avec le régime de Vichy. Cette liste comprend plus de 300 détenus.
  • Liste III : Courte liste de détenus allemands, autrichiens et ressortissants des puissances alliées au Reich, rappelant l’existence d’opposants au nazisme parmi ces nationalités.
  • Liste IV : Ressortissants d’États neutres ou alliés du Reich, soumis à des accords diplomatiques.
  • Liste V : Détenus dont les dossiers n’étaient pas clos, mais déportés malgré tout en raison de l’urgence de la situation en juillet 1944.
© Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

À noter que la liste des départs comporte des noms rayés (voir photo ci-dessous), reflétant la complexité des interactions entre les services parisiens de la Gestapo et le camp de Compiègne. Ces rayures résultent d’interventions de dernière minute, qui peuvent être diplomatiques (certains consulats de pays alliés au Reich demandent l’exemption de leurs ressortissants), utilitaires (des détenus jugés temporairement utiles au camp voient leur déportation reportée) ou administratives (des accords temporaires peuvent retarder certaines déportations).

Il est important de noter que ces interventions ne sauvent généralement pas les détenus de la déportation, mais la retardent simplement. La plupart de ces personnes seront déportées ultérieurement, une fois les accords caducs ou leur utilité au camp terminée. À la libération du camp de Compiègne par les Alliés, seuls quelques centaines de détenus sont libérés sur place.

© Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne

b) Composition du convoi selon le profil socio-politique des déportés

Le convoi du 2 juillet 1944 transportait une diversité de déportés, dont le profil socio-politique a pu être reconstitué pour la grande majorité d’entre eux (seuls 18 % de motifs d’arrestation sont encore inconnus à ce jour). Cette analyse révèle la complexité des arrestations et des motivations derrière ces déportations.

  • Des maquisards, c’est-à-dire des résistants arrêtés au combat. Il s’agit d’un cas spécifique à cette période (il n’y en avait pas dans les convois de 1943). Dans le convoi du 2 juillet, ce sont essentiellement des maquisards arrêtés après le débarquement de Normandie.

Parmi les détenus livrés par Vichy se trouvaient :

  • Des résistants, principalement des communistes. En effet, la majeure partie des détenus communistes étaient laissés dans le circuit français. Les Francs-tireurs et partisans (FTP) faisaient exception à cette règle : parce qu’il s’agissait de groupes armés, les Allemands en récupéraient beaucoup, souvent fusillés au Mont-Valérien.
  • Des cadres importants de mouvements résistants, communistes et autres, certains arrêtés dès 1940 et gardés emprisonnés par Vichy.
  • Une cinquantaine de détenus de la centrale d’Eysses, considérés comme des meneurs potentiels. La majorité des détenus de la centrale d’Eysses ont été déportés dans le convoi précédent, celui du 18 juin 1944. Une partie d’entre eux, considérés comme des meneurs, ont subi des interrogatoires supplémentaires, retardant leur déportation. Par ailleurs, les nazis souhaitaient les séparer des autres Eyssois, évitant ainsi le risque d’une révolte organisée.
  • Une vingtaine de « droits communs », principalement arrêtés pour vols et cambriolages.

La majorité des déportés du 2 juillet sont des détenus arrêtés directement par les Allemands. Parmi eux se trouvaient :

  • Des résistants membres de mouvements ou de réseaux (plus petits) organisés : FTP, grands cadres de mouvements de résistance, et plus de 150 membres de réseaux.
  • Des soutiens à la Résistance et actes individuels, c’est-à-dire des personnes qui ne font pas partie de groupes résistants organisés.
  • Un groupe important de victimes de rafles de représailles.

Bilan : Environ 70 % des déportés de ce convoi étaient des résistants, communistes ou gaullistes, en comptabilisant ceux livrés par Vichy (dont 95 % étaient des résistants) et ceux arrêtés par les Allemands. Le reste était principalement composé de victimes de rafles de représailles.

Les survivants du « Train de la Mort » arrivent à Dachau le 5 juillet 1944. Beaucoup mourront encore dans les camps. Au total, c’est 38 % des déportés immatriculés à Dachau le 5 juillet qui ne reviendront pas.

À cette époque, les déportés passaient peu de temps au camp central, étant rapidement affectés à des kommandos de travail. Les déportés du 2 juillet furent répartis dans ces kommandos comme suit :

  • Allach : Environ 10 % du convoi (plus de 200 déportés).
  • Kommandos de Natzweiler : Une part importante, notamment à Neckareltz et Neckargerach, des camps particulièrement meurtriers.
  • Hersbruck (dépendant de Flossenburg) : Un groupe conséquent. Ce kommando, dédié à l’enfouissement de l’industrie de guerre allemande, était extrêmement brutal. 86 % des déportés du 2 juillet qui y furent transférés y perdirent la vie.

Intervention de Bertrand HAMELIN

Enfin, pour clore la conférence, Bertrand Hamelin s’est penché sur le livre Le Train de la Mort de Christian Bernadac afin d’en analyser la méthodologie historique et d’en déterminer la légitimité.

Cet ouvrage connaît un succès remarquable à l’époque de sa parution. Malgré les années, il reste prisé dans les librairies d’occasion. Cette longévité témoigne de son impact sur la connaissance de la Seconde Guerre mondiale et de sa résonance auprès du public.

Pourtant, le milieu universitaire a largement ignoré, voire condamné, l’œuvre de Bernadac. Dès sa publication, des critiques l’ont qualifiée de « sous-littérature au sensationnalisme douteux », sans pour autant l’avoir lue attentivement.

Ce décalage entre popularité et rejet académique soulève plusieurs interrogations : Quelle est la valeur réelle de l’œuvre de Bernadac ? Comment un journaliste a-t-il pu mener une enquête aussi marquante sur le « Train de la Mort » ? Quels sont les mécanismes de transmission de l’histoire, entre travaux universitaires et ouvrages grand public ?

En 1970, lors de la publication de son livre Le Train de la Mort, Christian Bernadac jouit d’une notoriété considérable et de soutiens influents dans divers milieux. Parmi ses appuis, on compte Edmond Michelet, François Mauriac, Yvon Chotard (président des éditions France-Empire) et Georges Fully.

Ce nouvel ouvrage s’inscrit dans la lignée de ses précédents succès, qui se sont vendus à plus de 100 000 exemplaires dès leur première édition. À cette époque, Bernadac est au sommet de sa carrière : peu contesté, entretenant de bonnes relations avec la plupart des associations de déportés, bénéficiant d’une forte présence médiatique et d’une légitimité professionnelle solide.

Cependant, certains aspects de ses livres soulèvent aujourd’hui des questions. La présentation visuelle, typique de l’époque mais potentiellement choquante de nos jours, inclut l’utilisation de symboles nazis sur les couvertures. De plus, Bernadac adopte un style d’enquête personnifié, se mettant en scène le long du parcours du « Train de la Mort ».

Une controverse entoure notamment une photographie présentée comme l’unique cliché du « Train de la Mort » à son arrivée, supposément confiée par un déporté décédé peu après la parution du livre. L’authenticité de cette image reste à prouver.

Malgré ces critiques, Bernadac revendique une démarche purement mémorielle, se considérant au service de la transmission de l’expérience des déportés.

L’enquête de Bernadac repose sur un travail considérable, s’appuyant sur des archives variées et des initiatives multiples pour obtenir des matériaux inédits. Sa démarche se distingue par plusieurs aspects :

  • Exploitation de travaux peu connus. Bernadac s’appuie sur des recherches locales à diffusion limitée, prolongeant ainsi des travaux souvent négligés.
  • Accès à des archives confidentielles. Grâce à des soutiens influents, il obtient l’accès à des documents habituellement inaccessibles aux chercheurs. Sa liste de remerciements témoigne du caractère exceptionnel de ces autorisations.
  • Collecte massive de témoignages. Contrairement à l’approche historique de l’époque, qui minimisait la valeur des témoignages de déportés, Bernadac cherche l’exhaustivité. Il contacte personnellement un maximum de témoins, aussi bien déportés que spectateurs, visant à reconstituer les événements heure par heure.
  • Collaboration avec les associations. L’Amicale de Dachau l’aide dans sa démarche en lui fournissant des contacts initiaux.
  • Structure narrative cohérente. Son plan, pour une fois, suit une structure chronologique précise, du camp de Compiègne-Royallieu jusqu’à l’arrivée à Dachau, en passant par le drame du 2 juillet.

Cette approche novatrice, combinant archives confidentielles et témoignages exhaustifs, rend l’ouvrage de Bernadac unique et difficilement reproductible aujourd’hui. Il a ainsi joué un rôle précurseur dans la collecte et la valorisation des témoignages de déportés.

L’œuvre de Bernadac transcende le simple récit pour produire un savoir historique précieux. Sa liste mémoriale, novatrice pour l’époque, fournit une base solide pour de futures recherches. L’inventaire des convois de Compiègne en fin d’ouvrage contribue également à une compréhension plus globale de la déportation.

La diffusion internationale du livre, traduit en plusieurs langues, a eu un impact considérable, malgré certaines représentations marketing erronées qui ont influencé la mémoire collective. Les reportages locaux ont amplifié sa portée, faisant de cet ouvrage une introduction essentielle au monde de la déportation pour de nombreux lecteurs.

Le cas d’André Gonzalez, unique survivant d’un wagon métallique, soulève des questions intéressantes sur la fiabilité des témoignages. Bien que Bernadac l’ait considéré comme une source importante, des résistants toulousains ont remis en question sa crédibilité en raison de son passé. Cela soulève un débat sur la validité d’un témoignage : doit-elle être jugée sur l’expérience vécue ou sur l’identité du témoin ? Cette controverse illustre la complexité de l’historiographie de la déportation et la nécessité d’une approche nuancée dans l’évaluation des sources.

En définitive, cet ouvrage s’impose comme une lecture incontournable pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la déportation. Il offre non seulement un éclairage précieux sur les événements, mais aussi une remarquable leçon de méthodologie historique. Aucun autre livre n’a, à ce jour, exploré le sujet du « Train de la Mort » avec autant de profondeur et d’exhaustivité. Cette œuvre s’érige ainsi en référence, offrant une analyse sans précédent de cet épisode tragique de notre histoire.

Alicia GENIN