Cette année encore, en raison de la pandémie de Covid-19, les commémorations de la libération n’ont pu se tenir en présentiel au camp de Dachau. Pour l’occasion, le Mémorial du camp de Dachau, la Fondation des Mémoriaux bavarois et le Comité International de Dachau nous avaient néanmoins concocté un remarquable programme en ligne, comme ils l’avaient déjà fait l’année précédente pour le 75e anniversaire de la libération du camp. Différents « événements numériques » ont ainsi eu lieu du 29 avril au 2 mai 2021. Leur contenu reste d’ailleurs disponible à cette adresse : https://www.kz-gedenkstaette-dachau.de/liberation.
Les commémorations ont débuté le 29 avril par un moment de recueillement sur place, avec dépôt de gerbes au pied du Monument international de Dachau. Bien que cette cérémonie se soit faite en petit comité et sans public, les Amicales des différents pays étaient représentées.
Dans l’après-midi de cette même journée débutait le « programme numérique » proprement dit. Pendant trois jours se sont succédé de très nombreuses vidéos, retraçant d’une part l’événement historique de la libération, et abordant d’autre part la délicate question de l’avenir du travail de mémoire. Au fil des heures, nous avons ainsi découvert différents documentaires, portraits de déportés et messages et récits personnels de survivants et libérateurs. La parole a aussi été laissée aux directeurs de mémoriaux, à des collégiens, jeunes adultes et descendants de déportés.
La journée du samedi 1er mai a été l’occasion pour le CID de remettre le prix d’études Stanislav-Zámečník – cette année attribué à Johannes Meerwald pour son mémoire de Master « Les déportés espagnols dans le système concentrationnaire de Dachau (1940-1945). Déportation, emprisonnement en camp de concentration, conséquences » – ainsi que le prix général André Delpech – quant à lui décerné à Dee Eberhart, vétéran de la 42e division d’infanterie « Rainbow » de l’armée américaine, et libérateur du camp de Dachau.
Enfin, le dimanche 2 mai n’a pas dérogé à la tradition : ce jour-là affichait au programme les retransmissions des offices religieux, suivis un peu plus tard dans la matinée de la cérémonie principale, rendant hommage aux victimes du camp de Dachau et commémorant le 76e anniversaire de la libération au travers des discours de Gabriele Hammermann (directrice du Mémorial de Dachau), Monika Grütters (ministre d’État auprès de la Chancelière et déléguée du gouvernement fédéral à la culture et aux médias), Michael Piazolo (ministre bavarois de l’éducation et de la culture), Jean-Michel Thomas (président du Comité International de Dachau), Karl Freller (directeur de la Fondation des Mémoriaux bavarois et 1er vice-président du parlement bavarois), Hilbert Margol (libérateur), Elly Gotz (déporté), Abba Naor (déporté) et Leslie Rosenthal (déporté). La journée s’est terminée en début d’après-midi par une cérémonie à l’ancien champ de tir SS d’Hebertshausen, où furent assassinés plus de 4 000 prisonniers de guerre soviétiques.
À défaut de pouvoir vous retranscrire l’intégralité des vidéos mises en ligne, le programme étant très riche, nous vous présentons ci-après quelques morceaux choisis. Dans notre bulletin n°751 paru en 2020, nous vous proposions les textes de Guy-Pierre Gautier et Pierre Rolinet, tous deux survivants de Dachau. Cette année, nous rendons hommage à un troisième déporté français, Yves Meyer, en publiant ici son message. Par ailleurs, nous avons souhaité illustrer le point de vue des libérateurs et avons sélectionné l’intervention de Dee Eberhart, qui était à l’honneur cette année. Comme le veut la tradition, vous pourrez aussi lire ci-après l’allocution prononcée lors de la cérémonie principale par Jean-Michel Thomas, Président du Comité International de Dachau, membre de notre Amicale et enfant de déporté. Enfin, vous trouverez dans la rubrique « Histoire » de notre bulletin n°755 un aperçu du documentaire « L’heure H de la libération », diffusé le 29 avril sur le site Web du Mémorial de Dachau.
Alicia GENIN
Message d’Yves Meyer, survivant de Dachau
Bonjour à tous, je m’appelle Yves Meyer. Je communique mes souvenirs depuis mon appartement, dont la vue sur le Mont-Valérien me rappelle chaque jour les 1000 fusillés de la Résistance française. Matricule 76569 à Dachau, arrêté par la Gestapo en Normandie trois jours avant le débarquement allié à la suite de l’infiltration d’un agent double d’une autre organisation, j’étais le responsable des maquis de la Région A pour les MUR (Mouvements unis de la Résistance).
Du 2 au 5 juillet 1944, j’étais dans le « Train de la Mort » qui partait de Compiègne-Royallieu pour une destination inconnue. 77 ans après ce voyage éprouvant – faut-il dire « déjà » ou « il y a si longtemps » ? –, les images gravées dans ma mémoire sont encore très fortes. Notre projet d’évasion, organisé par Claude Lamirault pendant notre internement au camp de transit de Compiègne, a malheureusement échoué. La bousculade à l’embarquement pour que le groupe d’évasion se retrouve dans le même wagon nous a laissé quelques souvenirs. Tout comme la tension nerveuse extrême dans ce lieu étouffant, par une journée de forte canicule, et l’impossibilité de s’asseoir à 100 par wagon. Finalement, la discipline a joué – 50 assis, 50 debout – mais le manque d’air et d’eau était cruel. À la gare de Révigny, découverte stupéfiante de tous ces cadavres. Seuls quelques wagons seront épargnés. Dans l’un des wagons, un seul survivant sur les 100.
Le passage par Ulm en Allemagne et la vue des dégâts provoqués par les bombardements alliés, sans que cela n’ait paralysé aucunement le trafic ferroviaire allemand. Ensuite l’arrivée en gare de Dachau, lieu dont seulement quelques camarades connaissaient la signification. Moi, j’avais lu en 1936 un récit d’un prisonnier libéré du camp, que je pensais exagéré, mais si j’avais su… La marche de la gare au camp de Dachau avec les jeunes Allemands qui nous insultaient et nous lançaient des pierres, les chiens des gardiens qui nous mordaient…
Ensuite l’entrée dans ce camp et la vision dramatique de ces enfants de dix à quatorze ans, en costume de bagnard, le crâne rasé, au garde-à-vous, le berret abaissé sur la couture du pantalon, saluant les SS. De quoi pouvaient-ils être coupables ? Sur la place d’Appel, appel de tous les noms du convoi, dont les 900 morts, qui évidemment ne pouvaient répondre et qui ne furent pas immatriculés. Ensuite le déshabillage, toujours sur la place, l’entrée aux douches, l’ablation du système pileux, la visite médicale tout nu, au pas de course, les mains tendues devant un attroupement de médecins SS. Cette odeur de chair brûlée des crématoires qui ne nous a pas quittés pendant des jours. La quarantaine à la baraque 21 et le nivellement par le bas de toutes les classes sociales : curés, préfets, résistants, otages. Notre grande naïveté, voulant protester auprès du commandant du camp parce qu’un officier français avait été giflé par un kapo. Et ensuite la grande joie provoquée par l’attentat contre Hitler le 20 juillet 1944, et notre espoir de retour dans les jours qui suivaient.
Départ ensuite le 27 juillet pour les camps du Neckar, où nous connûmes l’horreur.
Sur la grande place de Dachau figure actuellement en toutes langues le slogan : « Plus jamais ça ». Nous y avons cru un long moment. Mais comme nos pères qui eux croyaient à « La Der des Ders », nous sommes aujourd’hui très inquiets. Nous voyons le monde devenir fou. Heureusement, notre optimisme naturel reprend le dessus.
Pour conclure : lisez des journaux de tendances différentes pour vous faire votre propre opinion, communiquez entre vous, discutez des problèmes qui peuvent séparer. Il y a toujours un compromis possible. Les rencontres internationales sont très importantes et permettent la confrontation et l’acceptation des cultures différentes.
Bonsoir à tous.
Message de Dee Eberhart, libérateur de Dachau
Bonjour, Dr Hammermann. Merci de m’avoir invité à participer aux célébrations virtuelles du 76e anniversaire de la libération du camp de concentration de Dachau. Vous avez suggéré que je me remémore les jours de la libération. Cela devra se faire de mémoire, car je n’ai pas de notes, pas de journal intime ou quoi que ce soit de la sorte.
Si je me souviens bien, car cela remonte à très longtemps, voilà ce qu’il s’est passé entre le 29 avril et le 2 mai 1945. Le matin du 29 avril, mon peloton (3e peloton de la Compagnie I, 242e régiment d’infanterie, 42e division « Rainbow ») se trouvait quelque part près d’Augsbourg, à côté ou près de l’autoroute. Notre régiment était l’un des deux régiments d’attaque ce jour-là. Les 222e et 242e régiments avaient été motorisés par le commandant de division. Nous – c’est-à-dire mon peloton et moi-même – étions prêts à monter à bord d’un de ces gros camions de l’armée. Mais il n’y en avait plus, plus aucun de notre régiment n’était disponible. Nous avons alors reçu des ordres verbaux de l’un de nos sergents de peloton, qui nous a annoncé qu’à partir de ce matin du 29 avril, nous serions désormais rattachés au 1er bataillon du 222e régiment d’infanterie (l’autre régiment d’assaut ce jour-là).
Nous avons roulé sur l’autoroute, avec pas mal d’embouteillages dans un sens, car des camions et des chars de la 7e armée se dirigeaient vers Munich. À un moment donné, nous avons été détournés de l’autoroute vers des routes secondaires. Et j’ai découvert plus tard que notre destination n’était plus Munich, mais le camp de concentration, qui avait probablement été signalé par l’agence de renseignement. Je ne sais plus qui l’a signalé. Nous nous sommes donc dirigés vers le camp de concentration. À un moment où nous nous approchions, j’ai clairement pu voir la cheminée et j’ai pensé que c’était une ville industrielle. Nous sommes descendus du camion et avons formé une longue, très longue ligne de bataille qui a commencé à se diriger vers la zone de détention du camp de concentration de Dachau.
Nous nous sommes approchés suffisamment des fils barbelés pour que je puisse voir ce qui me semblait être un chaos total à l’intérieur de la clôture. J’ai découvert plus tard que les victimes des atrocités nazies étaient en train de battre et de tuer les kapos qui étaient là, car (c’est ce que les anciens détenus m’ont dit des années plus tard) les kapos étaient encore plus sadiques que les SS. Après cette introduction à la tourmente de la journée, nous avons été témoins des effets de la malnutrition, du typhus endémique, de la famine et de la maltraitance générale des prisonniers par les SS et les kapos.
Au passage, je dois mentionner qu’un certain nombre de victimes se trouvaient à l’extérieur de la clôture. Je ne sais pas pourquoi, ils étaient peut-être dans des détachements de travail. Et certains d’entre eux se sont précipités vers nous, nous ont étreints, et nous avons dû les rassurer, leur confirmer qu’ils avaient bien été libérés. Et nous étions très heureux de leur communiquer cette nouvelle.
Cette nuit-là, certaines maisons de la ville de Dachau ont été réquisitionnées, probablement par notre bataillon, le 1er bataillon du 222e régiment, et mises à notre disposition. Les civils des maisons ont nié toute connaissance, toute conscience des atrocités que les SS du camp ou les responsables avaient commises sur les victimes, et ce jusqu’à récemment, jusqu’à ce jour, le 29.
Le lendemain matin, notre peloton a rejoint la Compagnie I ; nous n’étions plus rattachés au 1er bataillon du 222e régiment. Notre attaque s’est ensuite poursuivie contre Munich, où nous avons libéré des maisons et des bâtiments. Et mon coéquipier et moi-même avons affirmé que nous avions libéré les jardins botaniques à la périphérie de Munich. Lorsque j’ai demandé au gardien s’il y avait des soldats allemands aux étages supérieurs des bâtiments, il a nié. Mais peu de temps après avoir quitté l’entrée principale, Willy (mon coéquipier) et moi sommes partis, je me suis retourné et il y avait, je pense, des dizaines de soldats allemands agitant des drapeaux blancs. Et il me semble qu’il y avait également un officier général.
Nous avons continué l’attaque de Munich. Parfois je marchais, parfois je me déplaçais en camion, et parfois je me retrouvais sur le toit des chars. J’ai été témoin d’un meurtre par vengeance, commis par un ancien prisonnier en uniforme bleu et gris (les prisonniers portaient des uniformes à rayures longitudinales) … Il a couru vers un soldat allemand – de la Wehrmacht ou de la SS, je ne me souviens plus –, l’a mis à terre et l’a tué… Il l’a tué à coups de pied avant que le char sur lequel je me trouvais n’arrive, mais personne n’a fait le moindre geste pour intervenir. En fin d’après-midi, le temps était très couvert et il a commencé à neiger pendant la nuit. Le lendemain matin, une importante couche de neige recouvrait le sol. Nous avons trouvé un logement quelque part dans la banlieue de Munich. Un de mes copains a ramassé un appareil photo qu’il avait vu traîner là. Il y avait un film dedans et il a pris des photos de plusieurs d’entre nous, probablement de cinq ou six d’entre nous (les membres du 3e peloton), et il l’a fait développer plus tard.
Cela concerne les 29 et 30 avril jusqu’au 1er mai, autant que je m’en souvienne. Nous nous dirigions vers l’est, depuis la limite orientale de Munich, en direction de la traversée de l’Inn. Un des officiers s’est approché de l’endroit où je me tenais et s’est adressé aux membres de notre 3e peloton. Il a dit : « Nous avons besoin de militaires, de soldats, qui retournent pour pouvoir témoigner des atrocités perpétrées sur les victimes des nazis. » Si ma mémoire est bonne, aucun membre du 3e peloton ne s’est porté volontaire étant donné que nous nous y trouvions la veille. Voilà qui termine à peu près la période du 29 avril au 1er mai ; nous avons poursuivi notre voyage et traversé l’Inn plus tard ce jour-là.
Merci encore pour l’invitation. Je suis très déçu que cela n’ait pas pu se faire en personne et que je n’aie pas pu vous revoir, mes chers amis de la région de Munich et de Dachau. Alors merci encore, Dr. Hammermann, et nous espérons tous que votre rencontre virtuelle à l’occasion du 76e anniversaire de la libération sera un succès.
Allocution du Président du Comité International de Dachau – 2 mai 2021
Cette année encore, nous avons accompagné à distance les autorités qui, pour le 76e anniversaire de la libération du camp de concentration de Dachau, se sont inclinées avec ces nombreuses gerbes à la mémoire de toutes les victimes.
Notre monument invoque l’exemple de ceux qui furent exterminés dans la lutte contre le nazisme et appelle à l’union des survivants pour la défense de la paix, de la liberté et du respect de la personne humaine. Se recueillir en pensant aux objectifs ambitieux de cette exhortation est un exercice utile.
En premier lieu pour saluer les progrès accomplis depuis 1945, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies. À Dachau, la maison-mère du système concentrationnaire, les détenus n’étaient pas reconnus comme des personnes humaines, ce n’étaient que des Stücks. La reconnaissance de la dignité de la personne a progressé dans le monde. Il reste pourtant encore de graves inégalités dans les droits des personnes, notamment entre l’homme et la femme.
Nous devons aussi rester en éveil face aux nouvelles menaces.
Et d’abord devant le virus du nazisme qui, comme celui de la COVID, n’a pas disparu et tue toujours. Les fantasmes de forums extrémistes voient dans cette pandémie le miroir d’un monde occidental et libéral sur les décombres duquel doit s’ériger un nouvel ordre « sain » et « racialement » purifié. Certains comptent sur l’effondrement des états démocratiques en Europe, et envisagent de l’accélérer par des attentats ciblés. C’est également le but de l’islamisme radical.
À côté de la résurgence de l’antisémitisme que nous déplorons depuis longtemps, le discours de la race n’a pas disparu non plus. Il réapparaît aujourd’hui avec la « racialisation », dans l’étude des rapports sociaux de domination, avec ce qu’ils comporteraient comme caractère raciste. La « race » devient alors une construction sociale. Des ateliers de réflexion non mixtes sont ainsi organisés. Cette légitimation des catégories, c’est-à-dire des races, est un phénomène nouveau et choquant. Le danger de dérive, alimentant le racisme, est toujours présent.
Enfin, un autre phénomène venu d’outre-Atlantique se répand dans les universités du monde entier : celui du woke et de la cancel culture.
Le but est louable, les intentions sont bonnes : il faut débusquer les injustices sociales. Mais les idées sont mauvaises quand elles conduisent à une dérive idéologique dangereuse. Il convient donc de dénoncer cet ostracisme qui, au nom du bien, mène à la désintégration sociale. Cette doctrine interdit en effet la tolérance des désaccords et refuse l’idée fondamentale du libéralisme, à savoir l’autorisation de cohabitation de deux valeurs opposées.
Cette culture de la contestation sectaire a déjà des conséquences dramatiques au pays de la libre parole. Avec les réseaux sociaux, elle a quitté le champ strictement universitaire avec un risque de restriction de la liberté d’expression devant ce qui devient une dictature de l’opinion.
Trois menaces, trois alertes.
En union avec les survivants du camp de Dachau qui nous accompagnent ainsi qu’avec les libérateurs américains, dont Dee Eberhart que nous avons honoré hier, restons vigilants.