L’Union des Associations de mémoire des camps nazis aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois (octobre 2019)

Dans le cadre des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, édition 2019, notre Union des Associations de mémoire des camps nazis a organisé une table ronde intitulée
« Les déportations d’Italie vers les camps nazis : histoire méconnue, mémoires vivantes ». En voici le compte rendu, que nous devons à Caroline Ulmann de l’Amicale de Mauthausen.

« Les déportations d’Italie vers les camps nazis : histoire méconnue, mémoires vivantes »

Table ronde organisée par l’Union des associations de mémoire des camps nazis, pilotée par D. Durand et D. Simon le 10 octobre 2019 (Amphi de l’INSA) à Blois, aux Rendez-vous de l’Histoire.

Marie-Anne Matard-Bonucci, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, spécialiste de l’Italie fasciste, expose le contexte politique : l’arrivée au pouvoir en Italie en 1922 de la dictature de Mussolini et la création de « centres de relégation » dans les îles et dans les lieux éloignés, pour les antifascistes, les étrangers et les Juifs. Puis les lois raciales de 1938, qui excluent les Juifs de la vie publique. Après la déclaration de guerre et l’alliance avec les nazis : l’ouverture de camps pour les opposants au régime fasciste, les étrangers et les Juifs à Ferramonti (Calabre). Puis le débarquement en Sicile en 1943 et la destitution de Mussolini, ébauche d’une autorité politique impliquant le roi et les alliés, au sud jusqu’à Rome. Les Allemands occupent le centre et le nord de l’Italie et permettent le retour de Mussolini dans la fantoche « république de Salo » : ouverture des camps de concentration nazis en Italie, avant des déportations dans le Reich : Fossoli à Carpi, Bolzano, la Risiera de San Sabba, près de Trieste.

Marie-Anne Matard-Bonucci

Dominique Durand (Buchenwald-Dora) fait état du message cordial de Dario Venegoni, président de l’ANED (association nationale des ex-déportés italiens) et rappelle quelques données chiffrées sur la déportation italienne : 8 500 Juifs déportés parmi les 40 000 déportés italiens ; 23 400 « politiques » résistants et raflés ; 10 à 15 000 hommes et femmes détenus dans les camps nazis en Italie. En plus des déportés dans les KL, environ 250 000 personnes furent emmenées hors d’Italie pour le travail forcé et 650 000 soldats faits prisonniers par les anciens alliés allemands et envoyés dans les camps de prisonniers en Allemagne et dans les territoires occupés. Au total, près d’un million d’Italiens ont été faits prisonniers ou déportés en tant qu’esclaves en Allemagne.

Pour Elisabetta Ruffini, directrice de l’Istituto bergamasco per la storia della Resistenza e dell’età contemporanea, il y a une multiplicité d’histoires que l’ANED, dès le retour, s’attache à croiser avec la volonté de faire de la déportation une histoire commune. Mais une définition très vague de la notion de déportation se met en place. Les Italiens furent les derniers à sortir des camps : après une guerre qui avait été aussi une guerre civile, la structure de l’État était à reconstruire. Les Italiens de Mauthausen ont constitué une délégation de trois membres (Giuliano Pajetta, Enea Fergnani et le professeur Balducci) partie fin mai pour l’Italie afin de demander aux autorités de prendre en compte la question du rapatriement des déportés italiens libérés qui gisaient et continuaient de mourir dans les camps. C’est à partir du choc, dans la presse, des photos de déportés décharnés, que Mauthausen devient le symbole de la déportation politique italienne. Celle-ci est lue dans le sillage de la résistance qui permet à l’Italie de sortir de la guerre en refondant identité nationale et conscience démocratique : entrée en guerre comme monarchie, après la guerre l’Italie devient une République. La Seconde Guerre mondiale lue par le prisme de la résistance va être fondatrice de ce discours.

Elisabetta Ruffini

Peter Kuon, professeur de littérature française et italienne à l’université de Salzburg, présente ses travaux comparant les témoignages des survivants italiens et français : sur vingt-cinq témoignages publiés sur le camp d’Ebensee, les Français racontent tous (sauf deux) la libération sur un mode héroïque. Les Italiens, restés dans leurs baraques à l’état de morts vivants, n’ont aucun geste héroïque à raconter. En revanche, les récits des Italiens sont imprégnés d’une détresse et d’une vulnérabilité absolue. Une des raisons de leur retour tardif est leur faiblesse physique. La situation des Italiens était très précaire à Mauthausen : considérés comme des traîtres par les Allemands, ils étaient des fascistes pour les autres. Au bas de l’échelle, il était difficile pour un Italien d’accéder à un poste de responsabilité, qui aurait pu permettre de protéger des camarades : « après nous, il n’y avait que les Juifs ». De plus, il n’y avait pas de cohésion du groupe national : les Italiens parlant leurs dialectes ne se comprenaient pas et, après une scolarité sous le régime fasciste, ils n’avaient pas connu de débat ni d’éveil politique… Ils n’avaient pas d’expérience de la résistance, des réseaux clandestins comme les Français. C’est pourquoi, à la différence de ceux-ci, ils évoquent des survies individuelles.

Qui écrit ? 98 % des Italiens survivants n’écrivent pas ; ceux qui écrivent sont des juristes, des universitaires, des journalistes, à l’exception de Giuliano Pajetta (membre du PC italien exilé en France, puis revenu en Italie et déporté à Mauthausen). Il faut attendre les année 1970 et des témoignages souvent recueillis et publiés avec le soutien de l’ANED. Ceux qui ont déjà une expérience d’écriture suivent un modèle classique : ils se présentent comme des résistants antifascistes et antinazis. Les autres, la plupart, racontent leur vie d’avant, sous le fascisme dont ils ont été victimes, avec des références religieuses – et à Dante aussi, auteur très populaire en Italie.

Peter Kuon

Souscrivant à ces propos de Peter Kuon, Elisabetta Ruffini ajoute que la voix du déporté va rendre problématiques les récits de la résistance. Malgré le faible nombre de survivants, 11 témoignages sont publiés dès avril 1945, 13 en 1946, 4 en 1947, 1 en 1948, puis le silence jusqu’en 1952. Ce ne sont pas les grandes maisons d’édition qui publient ces témoignages : ces livres n’ont pas une grande diffusion, car la voix des déportés n’est pas la voix de la victoire, du blanc et noir, des bons et des méchants, ce sont des histoires qui ramènent au passé et à ses luttes, qui ouvrent des questions sur l’espèce humaine, qui interrogent l’Homme et l’Italie d’après-guerre qui a envie d’oublier et de vite tourner la page. Ces témoignages écrits dans la hâte portent une voix différente de l’image de la déportation créée avant le retour des déportés, qui reste très articulée au symbole de l’Italie résistante et victorieuse que l’on trouve dans les journaux et l’espace public. D’une part, dans la période 1945-48, face à des histoires que personne, au fond, ne veut écouter, s’impose le symbole des déportés politiques admis dans le martyrologe national qui fonde l’identité de la République. D’autre part, le symbole du déporté politique va produire des zones d’ombre, des silences, mais peut-être pas là où nous le pensons : on dit souvent que le symbole du déporté politique pousse dans le silence la Shoah. Si l’on regarde les années 1945-1947, on doit nuancer cette formule : en Italie, sept femmes prennent la parole pour raconter Auschwitz, suivies à la fin de 1947 par Primo Levi : l’histoire de la Shoah trouve ainsi ses témoins. En revanche, le symbole des déportés politiques va pousser vers le silence les femmes résistantes, qui n’arrivent pas à prendre la parole avant les années 1970.

Changeant l’angle de vue, un extrait de l’entretien avec Boris Pahor réalisé en juin 2019 par Sylvie Ledizet et Claude Simon a été diffusé. Écrivain slovène né en 1913, dans l’empire autrichien à Trieste, ville devenue italienne en 1918, et déporté à Natzweiler, Dachau, Dora, Bergen Belsen, il est l’auteur de Nekropola (en français : Pèlerin parmi les ombres, la Table ronde, 1996). Marie-Anne Matard-Bonucci rappelle que les fascistes ont eu une politique très dure concernant les minorités linguistiques, en particulier celles du nord-est. Boris Pahor a été déporté parce qu’il s’est engagé auprès des partisans yougoslaves. Il y a eu des camps spécifiques pour les Slovènes, et il ne faut pas oublier ni que les Italiens n’étaient pas des « aryens » pour les nazis, ni que les fascistes ont réprimé férocement les Slaves.

Elisabetta Ruffini souligne que la mémoire de la déportation en Italie a été construite par le bas, grâce à la ténacité des survivants, de leurs familles et de leur association, l’ANED. On peut essayer de fixer par des images quelques moments de cette construction :

  • L’image choc de la libération des déportés, quand la délégation envoyée à Mauthausen rentre en Italie : le 30 mai 1945, la première image dans la presse italienne publiée dans l’Unità (ci-dessous).
  • Le premier monument consacré à la déportation est inauguré durant l’été 1945 au Cimitero Monumentale de Milan : il s’agit d’une œuvre du cabinet d’architectes BBPR (Banfi, Belgiojoso, Peressuti, Rogers), engagé dans la résistance, dont deux membres, Banfi et Belgiojoso, ont été déportés à Mauthausen – d’où Banfi ne rentre pas. C’est ce cabinet qui va réaliser pour l’ANED les plus importants monuments de mémoire consacrés à la déportation.
Cimetière monumental de Milan
  • La première Exposition nationale des Lager en décembre 1955, pour le 10e anniversaire de la libération : un groupe des survivants et des familles des déportés de Fossoli sollicite le maire de Carpi (où se trouvait le camp) pour organiser une célébration qui, à la fin des fêtes de la libération de l’Italie, porta à la mémoire des Italiens le sort des déportés. C’est en Italie la première exposition nationale sur les Lager : il y a là un changement radical dans l’iconographie des expositions sur les thèmes de la Deuxième Guerre mondiale. La déportation n’est plus donnée à voir comme sacrifice offert dans la lutte de la libération nationale : l’attention du visiteur doit se porter sur la déportation racontée dans sa complexité, des parcours différents à lire dans leur spécificité et cependant partagés. Dans la cour du Palais des Pio à Carpi, chaque camp occupe un espace spécifique et l’histoire de chaque camp dialogue avec celle des autres. En 1956, l’exposition est présentée à l’Institut de la Résistance de Modène qui, souvent en collaboration avec l’ANED, assure la tournée de l’exposition dans toute l’Italie : de Rome à Turin, de Ferrare à Vérone…
Exposition nationale des Lager

Dans le sillage de cette exposition, les premières rencontres entre déportés et jeunes ont lieu : lorsqu’elle arrive à Turin, une fillette de douze ans écrit une lettre au journal de la ville (La Stampa) pour demander que quelqu’un lui raconte l’histoire que les photos évoquent et elle signe sa lettre « la fille d’un fasciste qui veut savoir la vérité ». Les adultes sont indignés, mais il faut dire que la guerre n’est pas dans les programmes scolaires. Une lettre de Primo Levi se distingue : il écrit au nom de l’ANED, il remercie la fillette et se dit disponible pour rencontrer les jeunes. La première rencontre a lieu le 4 décembre 1959, suivie par une deuxième le 5 décembre. Grand moment fondateur : pour la première fois, Primo Levi prend la parole en public et les membres de l’ANED commencent à être invités à raconter leur histoire.

Aujourd’hui encore, nous n’avons pas de liste officielle des noms des déportés italiens : c’est seulement en 1968 que l’État italien a listé les noms pour établir les ayants-droit à une pension – mais il faut se déclarer, et tous les déportés ou leurs familles ne l’ont pas fait. Si le chiffre des déportés juifs est plus précis, il est le résultat d’un travail de la communauté juive, qui avait commencé à établir seule les listes dès 1944. Or cette caractéristique de la mémoire italienne est bien visible sur l’esplanade des monuments à Mauthausen : le monument italien ne ressemble pas aux autres : c’est un mur tapissé de plaques dans tous les sens avec les photos des déportés, apportées par les familles. On pourrait parler de désordre, mais en le regardant on peut entendre le bruit de la mémoire qui se construit par le bas, hors de la rhétorique nationale.

Monument italien à Mauthausen

Ce caractère se retrouve dans bien d’autres monuments qui ont fait la mémoire italienne, mais qui ont aussi contribué à jalonner la mémoire européenne. À Ebensee, c’est une croix, sur un projet de Giò Ponti : Hilda Lepetit, veuve de Roberto Lepetit, l’a fait construire toute seule, sans aide de l’État, très tôt après l’un de ces voyages que souvent les veuves de déportés ont fait pour retrouver le corps de leur mari. Hilda retrouve l’emplacement de la fosse où reposent 1 000 déportés et peut-être son mari, et elle décide de leur consacrer ce lieu qui a continué à marquer la mémoire du village d’Ebensee, où les traces du passé avaient été vite effacées. De même à Gusen : ce sont des déportés italiens qui, choqués par l’effacement des traces, ont fini par construire ce qui aujourd’hui est devenu le Mémorial de Gusen. L’ANED, avec l’aide des Français, a acheté le crématoire du camp, et le cabinet BBPR a élaboré le projet.

Il faut ainsi relever une autre caractéristique de la construction de la mémoire de la déportation italienne : l’implication très forte de l’art. À Carpi, l’ANED a réalisé en 1973 le Museo monumento al deportato politico e razziale : une muséographie artistique réalisée aussi par le cabinet BBPR par le croisement des différents langages et registres de sens. À Auschwitz, la mémoire de l’Italie avait été portée par l’ANED et marquée encore une fois par un geste artistique du cabinet BBPR, dans le Block 21, avec le concours exceptionnel de Primo Levi, Pupino Samona, Nelo Risi et Luigi Nono pour créer un lieu de mémoire. C’était une œuvre unique ! Mais en 2015, l’Italie a accepté l’ultimatum des autorités polonaises : retirer l’œuvre avant qu’elle ne soit détruite par le Musée d’Auschwitz, au motif qu’elle comportait des symboles communistes de l’après-guerre. L’ANED a pu réinstaller l’œuvre à Florence…

Mémorial italien d’Auschwitz

En conclusion, Marie-Anne Matard-Bonucci met en évidence la diversité de la déportation en Italie : les déportés résistants avaient une voix plus audible, mais tous se sont heurtés à l’incompréhension. Le musée de Carpi est le plus beau musée de la résistance et de la déportation en Italie qui rassemble toutes les mémoires. Si l’enjeu est bien de viser une mémoire vivante, il faut aussi, aujourd’hui, en faire un combat humaniste. Elle approuve ainsi un propos de Peter Kuon, pour qui les migrants qui arrivent en Italie ont des histoires à raconter ; c’est de notre devoir de faire la liaison entre ce qui s’est passé et ce qui se passe aujourd’hui.

Caroline ULMANN
Amicale de Mauthausen