Commémoration du 76e anniversaire du Train de la Mort

Mémorial des Martyrs de la Déportation, Paris, 2 juillet 2020

Yves Meyer et Jean Samuel assistent au dépôt de la gerbe.

Chaque année, les membres de l’Amicale de Dachau se rendent au Mémorial des Martyrs de la Déportation, Square de l’Île-de-France à Paris, afin d’y déposer une gerbe de fleurs et d’y commémorer l’anniversaire du départ du Train de la Mort pour Dachau. La commémoration de ce 2 juillet 2020 aurait dû rassembler bon nombre d’entre nous, d’autant plus que nous avions prévu de la faire suivre de notre Assemblée Générale. Pour les raisons que vous connaissez tous, 2020 a été fortement chamboulée et les mesures de précaution sanitaire prises par le Mémorial nous ont contraints à limiter l’accès à cette cérémonie à une dizaine de personnes seulement. Cela nous a également décidés à repousser notre Assemblée Générale, qui se tiendra finalement le samedi 17 octobre à Paris, à moins que des circonstances malheureuses nous obligent à nouveau à revoir notre organisation.

Le 2 juillet dernier, c’est donc en comité restreint que l’Amicale de Dachau est descendue à la crypte du Mémorial des Martyrs de la Déportation pour un moment de recueillement. Parmi les membres conviés, soulignons la venue de deux anciens déportés : Yves MEYER et Jean SAMUEL, qui ont répondu présents pour commémorer la sombre date de leur départ pour le camp de concentration il y a de cela 76 ans, suite à leur arrestation pour faits de résistance. Si la cérémonie était intime, elle s’est néanmoins révélée très émouvante et riche en échanges.

Bien qu’elle n’ait pas été seule à prendre la parole, nous retranscrivons ci-dessous le texte très dignement lu par Mei Ling VAN GHELUWE, retraçant l’histoire de son arrière-grand-père, Jean BERNONOSE, déporté lui aussi par ce convoi tristement célèbre.

Compiègne était pour nous un véritable paradis. En juin 1944, il y avait un soleil splendide, le débarquement venait d’avoir lieu et, pour nous qui sortions de prison de France, qui venions d’échapper de justesse à la condamnation à mort, nous retrouver libres au milieu de plusieurs milliers de Français, avec toutes sortes de jeux à notre disposition – cartes, échecs, ballons, des journaux, une bibliothèque, etc. – et presque pas d’Allemands sur le dos, n’ayant pas encore la nostalgie des « derrière les barbelés », nous étions somme toute presque heureux.

Nous attendions tranquillement l’arrivée des Anglais et des Américains. Quelques jours auparavant, l’aviation alliée avait bombardé la gare, nous étions alors persuadés de l’impossibilité pour les Allemands de nous emmener dans leur pays. De plus, il y avait des Français qui, pour nous, avaient beaucoup de « relief » : des députés, des sénateurs, des anciens ministres, des généraux, des préfets… Et si, pour certains, c’étaient les sentiments « gaullistes » qui les avaient amenés là, pour d’autres, beaucoup d’autres, ils étaient là parce que dehors ils n’étaient plus à l’abri.

N’empêche, la vie était vraiment belle. Les communiqués chaque jour nous apportaient de bonnes nouvelles, les passages successifs d’avions anglais ou américains nous persuadaient de plus en plus que tout le réseau ferroviaire était détruit. D’autre part, grâce à la CroixRouge, la nourriture était substantielle, une petite cantine nous donnait le superflu, nous pouvions recevoir des colis et nous étions tous persuadés – sauf quelques défaitistes ! – que nous étions au bout de nos peines.

En pleine euphorie, tout à coup, le bruit court que des wagons à bestiaux sont arrivés à la gare et que l’on installe des barbelés aux ouvertures. C’est la consternation… Mais les jours passent sans plus rien entendre et l’espoir renaît.

C’est alors qu’on apprend l’assassinat de Philippe Henriot. Personne n’y croit jusqu’au lendemain, où les journaux le confirment.

Les alertes sont toujours aussi fréquentes. L’insouciance est grande quand, le 1er juillet au début de l’après-midi, rassemblement général. Et c’est un appel interminable de 2700 noms qui commence et qui ne se termine qu’au soleil couchant.

Nous rassemblons nos affaires et nous sommes entassés dans d’autres baraques. Trois exactement. Il nous est impossible de dormir, le temps est à l’orage et tout le monde est énervé. Nous passons toute la nuit à essayer de chanter sous l’œil absolument indifférent des sentinelles qui déambulent dans la cour. Nous essayons de nous regrouper par affinité, ou par région, entre camarades. On nous laisse faire.

Le jour est là et tous nous sommes bientôt sur pied, attendant les événements. Ceux-ci ne tarderont pas à venir, malheureusement pour nous.

Vers 7 heures, nous commençons à pouvoir sortir. Le temps est horriblement chaud et, malgré cela, il pleut : une petite pluie fine et chaude. Sachant que nos bagages nous suivront dans un wagon spécial et craignant de ne plus retrouver nos affaires, nous nous étions habillés plus chaudement que de coutume. Au passage, on nous remet du « pain » – une boule 1/4 (ce qui fait supposer à certains que nous en avons pour cinq jours de voyage) – et du saucisson, gros comme le bras.

Et c’est le départ, coupé d’arrêts harassants, encombrés de ce saucisson énorme qui gonfle et devient spongieux sous la pluie. Nous n’avons d’autre choix que de le manger. Si, au fond de nous-même, nous sommes angoissés, chacun tient à n’en rien laisser paraître. Certains même vont jusqu’à plaisanter.

Et puis ces SS qui nous encadrent, arrivant tout droit de Hollande. Voilà leurs voitures pleines de boue le long des trottoirs. Ils ont sûrement roulé toute la nuit et ils partent certainement pour le front. Ils ont dû être réquisitionnés sur place pour nous conduire jusqu’à la gare. Il y en a tous les trois mètres. Ils sont bien bas pour en être réduits à de tels expédients.

Dans un moment de détresse, nous nous persuadons qu’il y a encore des raisons d’espérer, alors que devant nous, nous apercevons la gare. Ces wagons qui, pour un millier des nôtres, seront des tombeaux roulants après quelques heures de route seulement.

On nous met en groupes de 100 et chaque groupe est dirigé vers un wagon où est écrit : « Hommes 40 Chevaux en long 8 ». Le hasard veut que je sois le dernier d’un groupe. Je me souviens fort bien de cet instinct impérieux qui m’imposait de rester le dernier bien que cet état comportât nombre d’attributions de coups de bottes et de cravaches. C’est ce qui m’a peut-être sauvé la vie.

Après un petit discours d’un SS pour nous dire qu’il est interdit de nous évader, la lourde porte à glissière se referme sur nous et on entrevoit distinctement mettre les plombs, tout comme on le fait pour un compteur à gaz.

Je ne sais pas quels peuvent être les sentiments d’un rat lorsqu’il est pris au piège, mais je crois que nous avons eu les mêmes réactions que lui : une angoisse immense bloquée à la gorge, les yeux peureux, les mains moites, les jambes tremblantes et l’oreille aux aguets, avec le secret espoir que tout cela n’était qu’une plaisanterie, qu’on allait nous ouvrir, que l’inhumanité n’allait pas si loin que cela.

Les quelques privilégiés qui se trouvaient près des ouvertures regardaient avidement sans rien apercevoir d’intéressant d’ailleurs.

Notre supplice commençait. Impossible de bouger. Nous étions collés les uns aux autres, chacun étant en étau pour l’autre. Alors nous n’avions plus qu’un espoir : PARTIR, PARTIR, PARTIR, que l’on sente un peu de vent, que l’on puisse respirer. Il était à peine 10 heures.

La pluie avait cessé : par une inclémence du sort, il faisait maintenant un soleil radieux qui tapait en plein sur les tôles de notre wagon et le transformait en fournaise. Et puis ce pain, ce saucisson trop salé que nous avions eu la bêtise de manger ! À peine étions-nous dans cet enfer que la soif commençait déjà à se faire sentir. Les plus jeunes voulaient enlever leur veston et leur pull-over.

« Attendez que le train démarre », cria quelqu’un !
« Oui, attendez », criaient d’autres comme dans une prière !

Mais le mal était fait. Nous entrions dans une nouvelle vie, où les conditions extérieures, biologiques, voulaient que nous nous conduisions comme des bêtes.

Enfin, quelque temps plus tard, le train démarrait, au grand soulagement de tous. Nous ne savions rien sur notre sort et, surtout, nous ne savions pas combien de temps il nous faudrait subir ce supplice.

Et notre convoi fut celui d’un train de marchandises faisant 10 km en 2 heures, avec des manœuvres interminables, des attentes dans les gares ou sur des voies de garage, sous un soleil terrible, implacable, sans une bouffée d’air frais.

Le soir, à 7 heures, nous atteignons Reims par la seule voie disponible après un terrible bombardement.

Mais, dans ces cargaisons d’humains collés les uns aux autres, se livre le drame le plus terrible de tous les temps. Les hommes sont affolés, encastrés les uns dans les autres, au milieu d’une mare de jambes et de souliers épais. Comme chez une bête qui va mourir, les têtes tombent brusquement et se soulèvent avec de plus en plus de difficultés. Les folies font crever les yeux, boire les urines, boire le sang. Les jeunes plus énergiques essayent de réagir, se remuent et reprennent trop d’oxygène, ce sont eux qui tombent les premiers.

La panique où tout le monde veut se précipiter vers les ouvertures et où les plus faibles tombent et meurent.

Dans mon wagon, 55 morts sur 100.

Jean BERNANOSE,
24 ans quand il fut déporté