Rencontre avec Nikolaus Wachsmann

La Sorbonne, Paris, le 2 mars 2020

Emmanuel Laurentin et Nikolaus Wachsmann (à droite)

Le 2 mars dernier, notre Union des associations de mémoire des camps nazis organisait, en collaboration avec le rectorat de l’académie de Paris, une rencontre avec Nikolaus Wachsmann, professeur à Birbeck College (Université de Londres) et auteur du monumental KL. Une histoire des camps de concentration nazis, publié par Gallimard dans sa version française en 2017. Parmi l’audience, rassemblée pour l’occasion dans le Grand Salon de la Sorbonne, se trouvaient des membres de nos associations ainsi que des étudiants accompagnés de leurs professeurs.

La conférence a débuté par quelques mots d’accueil de monsieur Rachid Azzouz, au nom du recteur de l’académie de Paris, suivis d’une introduction de Dominique Durand (Amicale de Buchenwald-Dora), qui a salué la qualité du très ambitieux travail de synthèse de Nikolaus Wachsmann. La rencontre s’est finalement terminée par une conclusion de Dominique Boueilh, président de notre Amicale.

Nikolaus Wachsmann a d’abord souhaité remercier l’ensemble des historiens ayant écrit sur les camps, et sans qui il n’aurait pu rédiger « son » histoire des camps nazis. En effet, après des décennies de recherches sur le sujet, il est désormais possible de rassembler les pièces du puzzle afin de s’essayer à dresser un tableau d’ensemble. Il a confié s’être beaucoup interrogé sur la façon de raconter cette histoire : comment trouver le ton adéquat pour parler d’une période si douloureuse, alors que les survivants eux-mêmes expriment cette difficulté dans leurs témoignages ? Car la matière de son ouvrage, il l’a aussi puisée dans les récits des victimes des camps, dont la richesse et la diversité le frappent encore aujourd’hui.

Après cette brève introduction, Nikolaus Wachsmann a répondu aux questions du journaliste Emmanuel Laurentin, créateur de l’émission de radio La Fabrique de l’histoire sur France Culture. Au cours de cet entretien, il a pu s’exprimer sur sa volonté d’écrire une « histoire intégrée », c’est-à-dire une histoire qui intègre l’expérience des victimes, mais aussi la perspective des bourreaux et divers témoins – une démarche qui s’est avérée particulièrement fastidieuse, chaque histoire étant unique en son genre.

Interrogé sur l’origine du système concentrationnaire, l’historien a d’abord assuré qu’il n’existait pas de plan en tant que tel. Si les nazis se sont évertués à dire qu’ils avaient « puisé » dans une tradition déjà existante (Hitler lui-même faisait référence au comportement des Britanniques en Afrique du Sud), l’établissement de ce système fut le résultat de nombreuses décisions, contredécisions et hésitations. À partir de 1933, quand le système concentrationnaire fut mis en place, il y avait évidemment des précédents (certaines sanctions, ou l’idée que des « prestations » pouvaient être réalisées par des prisonniers, existaient déjà dans le système carcéral). Mais, au-delà de cela, les camps de concentration ont surtout trouvé leur origine dans l’expérience d’organisation de la droite paramilitaire (SS notamment) : cet esprit martial, cette façon de vouloir combattre l’ennemi jusqu’à la mort. En revanche, et de même qu’il n’y avait pas de détenu « typique », il y avait une diversité de camps de concentration et il n’y avait pas de « projet » à l’origine. Dachau, seul camp à avoir existé du début à la fin, a d’ailleurs considérablement évolué au cours de son histoire et les prisonniers de la première heure, qui étaient alors « relativement bien traités », n’auraient certainement pu imaginer ce qu’allait devenir le camp par la suite.

En 1933, la fonction des camps de concentration était de stabiliser la nouvelle dictature, car même s’ils bénéficiaient d’un grand soutien populaire, les nazis n’ont jamais eu la majorité aux élections. Le régime décida alors de détruire la possibilité d’une résistance et d’une opposition politique, mais ce furent les SS qui instaurèrent cela au niveau local et sans réelle coordination. On enferma donc des opposants dans divers camps, sans vraiment savoir à quoi ils étaient voués. En 1934, après la nuit des Longs Couteaux, le régime maîtrisait la situation et certains dirigeants nazis dirent d’ailleurs que les camps n’avaient plus lieu d’être. Mais Hitler soutenait Himmler, qui affirmait que la terreur était essentielle au régime nazi. Le système concentrationnaire commença à se coordonner et, pour la première fois, on vit l’apparition de camps « construits en tant que tels », comme Mauthausen et Sachsenhausen. Et l’ordre bureaucratique et les règles furent progressivement mis en place pour que l’appareil fonctionne de la manière la plus efficace qu’il soit. Selon Nikolaus Wachsmann, la personne qui joua le rôle le plus considérable dans la régulation du système concentrationnaire fut le deuxième commandant de Dachau, Theodor Eicke. C’est lui qui parvint réellement à avoir de l’influence lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre un « esprit » des camps : on se prouvait SS lorsqu’on ne montrait aucune pitié envers les détenus, qui devaient être traités comme des ennemis.

Quand la guerre éclata en 1939, le nombre d’opposants allemands détenus dans les camps était nettement plus restreint : la plupart des prisonniers étaient alors des « asociaux » et de petits criminels. Cette évolution se poursuivit jusqu’en 45, en s’adaptant aux besoins du régime. Dès le début des camps, le travail forcé fut clé, mais son aspect changea lui aussi radicalement au fil du temps. D’abord fonctionnel dans la mesure où il servit aux prisonniers à construire leurs propres camps, ce travail devint totalement inepte d’un point de vue économique, son seul but étant de torturer et humilier les prisonniers. Vers la fin des années 30, le système de camps était désormais bien construit, l’Allemagne connaissait le plein emploi et il y avait une pression croissante pour que chacun contribue au régime nazi. Les SS développèrent de grandes ambitions économiques, et les détenus furent contraints de les aider à construire les villes rêvées par Hitler. La situation changea encore plus tard : dans la deuxième moitié de la guerre, il fallut participer à l’effort de guerre. Ce fut un moment clé de l’histoire des camps, car ce fut à ce moment qu’on construisit les centaines de camps satellites, dont les emplacements étaient choisis en raison de leur position stratégique (proximité avec une carrière, une mine, etc.). Ainsi, de plus petits camps émergèrent dans de petites villes, et la terreur devint de plus en plus visible, de plus en plus publique. Selon Nikolaus Wachsmann, l’affirmation que « le peuple allemand ne savait pas » relève donc du mythe.

À mesure que les années passèrent, on put également observer une internationalisation des camps de concentration ainsi qu’une systématisation du meurtre de masse. En 1939, le système concentrationnaire comptabilisait 20 000 prisonniers, dont la grande majorité était allemande. En janvier 1945, on dénombrait 715 000 détenus essentiellement étrangers, les Allemands constituant alors moins de 10 % de cette population. La raison de ce changement se trouve dans l’expansion de la terreur nazie. Les camps étaient devenus des sites de répression politique à l’encontre des opposants européens (par exemple, à l’encontre des milliers de membres de la Résistance). Les camps étaient utilisés comme un instrument de discipline et comme une menace pour décourager les travailleurs forcés à se rebeller.

Les camps devinrent également une arme essentielle dans la guerre que menaient les nazis contre le peuple juif européen. De 1933 à 1942, les Juifs constituaient une proportion relativement faible des détenus : la terreur nazie à l’encontre des Juifs s’exerçait ailleurs, d’abord dans les rues d’Allemagne, plus tard dans les ghettos de l’Europe de l’Est occupée. Pour des raisons complexes, en 1942, le régime nazi décida de déporter en masse dans les camps, et c’est à ce moment qu’Auschwitz, qui à ses débuts comptait de nombreux opposants, changea pour s’adapter à l’arrivée des Juifs. Une minorité de ces derniers était sélectionnée pour travailler, une grande majorité était exterminée. Mais il ne s’agit pas d’une décision qui fut prise du jour au lendemain : il s’agit plutôt d’un processus ; un processus d’« improvisation » qui prit un certain temps. Les chambres à gaz furent intégrées à Birkenau, d’abord dans d’anciennes fermes, puis seulement en 43 d’autres types de chambres à gaz furent construites. Mais le camp d’Auschwitz ne s’est jamais transformé exclusivement en camp d’extermination : il a toujours eu de multiples fonctions (travail forcé, expérimentations humaines, etc.).

En insistant sur l’improvisation, Nikolaus Wachsmann a tenté d’expliquer que tout n’était pas prédéterminé, qu’il n’y avait pas de plan principal clair. Cette notion d’improvisation ne sous-entend pas en revanche que l’établissement du système concentrationnaire et la systématisation du meurtre de masse sont le fruit du hasard : il y a évidemment eu une trajectoire, mais l’holocauste n’était pas prédéterminé au début de la carrière politique d’Hitler. Les chefs nazis ont montré la voie, ont donné des motivations à leurs subordonnés, ce qui signifie aussi qu’ils les retenaient parfois s’ils estimaient que les choses allaient trop loin. Au début, la politique du régime envers les Juifs était l’expulsion et non l’extermination : le but n’était pas la mort, le but était de terroriser les Juifs pour qu’ils quittent l’Allemagne. Dans les camps, il y avait une marge de liberté pour les SS, ce qui ne les empêchait pas d’opérer dans le périmètre qui leur était imposé par leurs supérieurs.

Ici, il convient de noter qu’il n’y avait pas de cours, pas de formation pour les SS. Ces derniers apprenaient sur le terrain, même s’il existait quand même des manuels avec des choses à faire et à proscrire, des règlements, une organisation chargée de la coordination et de l’inspection des camps, ainsi que des conférences autour des « meilleures pratiques » à adopter. Au-delà de cela, chaque camp était soumis à des pratiques qui lui étaient propres. Certains SS étaient fiers de leurs méthodes et les montraient aux SS des autres camps. Il y a donc eu des échanges de connaissances et de savoir-faire. Il y avait aussi des mouvements de détenus entre les camps ainsi que des mutations de SS de camp à camp ; cela entraînait une grande fluidité, et ce fut également de cette manière que les connaissances furent partagées.

Enfin, Emmanuel Laurentin a interrogé Nikolaus Wachsmann sur la place des témoignages des survivants dans sa synthèse : comment réintroduire la variété des récits des victimes dans cette histoire, comment leur donner une voix pour ne pas céder à cette fascination morbide que l’on pourrait avoir pour les bourreaux et les organisateurs ? L’historien a admis que ce n’était pas facile, que c’était même extrêmement compliqué. Remarquons avant toute chose que, en ce qui concerne les bourreaux, il existe une grande quantité de documents produits par les SS et autres agences de répression de l’époque, même si beaucoup d’autres ont été détruits. Le rôle des historiens est de tenter de remettre de l’ordre dans les informations provenant de différentes sources disséminées à travers le monde. Cela étant dit, il demeure impossible de se glisser dans la peau des bourreaux, ou alors seulement de manière limitée. Car, pour des raisons évidentes, les SS n’ont pas écrit leurs mémoires. La vaste majorité d’entre eux n’a d’ailleurs pas été jugée, et n’a donc pas été amenée à parler. Quant à ceux qui ont été contraints à parler, ils ont évidemment minimisé leur rôle, voire menti quant à leurs agissements et ce dont ils ont été témoins. L’historien tâche donc de « lire entre les lignes » afin d’extraire des éléments et, déjà à cette étape, les témoignages de survivants sont essentiels puisqu’ils les aident à mettre les choses en adéquation et à en tirer un certain sens.

Comme cela a déjà été dit, il n’existe pas de détenu « typique », chaque expérience se caractérise par son unicité. Les variables furent considérables et les facteurs de vie changeaient en permanence : l’expérience du camp dépendait du moment d’arrivée du prisonnier, de sa profession, de sa connaissance ou non de la langue allemande, de ses compétences, de son âge, de son sexe, de son ethnicité, des personnes dont il fut entouré, etc. Dans son ouvrage, Nikolaus Wachsmann tente donc de décrire autant d’éléments de cette diversité qu’il lui est possible. Il reste néanmoins pleinement conscient que, avec KL. Une histoire des camps de concentration nazis, il ne délivre pas une « vérité absolue » et ne peut non plus prétendre à restituer l’émotion qui fut ressentie par d’autres il y a de cela des décennies.

Alicia GENIN

La vidéo complète de cette rencontre est accessible ici.