Dans le cadre des prochains Rendez-vous de l’Histoire, l’Union des Associations de mémoire des camps nazis (Buchenwald-Dora, Dachau, Mauthausen, Neuengamme, Ravensbrück, Sachsenhausen) proposera une table ronde : « Au cœur du pouvoir nazi : gouverner par les camps, gouverner les camps ». Celle-ci aura lieu le vendredi 9 octobre, de 18 h 15 à 19 h 45 (site Chocolaterie de l’IUT).
Intervenants pressentis :
Johann Chapoutot, professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne. Dernier titre paru : Libre d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui. Gallimard, 2020.
Michel Fabréguet, professeur des universités, IEP de Strasbourg, auteur de Mauthausen, camp de concentration national-socialiste en Autriche rattachée. Honoré Champion, 1999.
Audrey Kichelewski, maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg. Dernières publications : Les Polonais et la Shoah. Une nouvelle école historique. CNRS Éditions, 2019 ; Les survivants. Les Juifs de Pologne après la Shoah. Belin, 2018.
Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah, auteur de La zone grise ? La Résistance française à Buchenwald. Tallandier, 2005.
Modérateurs :
Dominique Durand, président du Comité international Buchenwald-Dora. Daniel Simon, président de l’Amicale de Mauthausen.
Déclaration d’intention :
Les études récentes accréditent-elles les idées reçues sur la théorie et les moyens requis par les nazis pour gouverner le peuple allemand et les peuples conquis ? Quatre historiens spécialistes débattent des pratiques coercitives de l’ordre hitlérien : la violence répressive révèle-t-elle autant qu’on se le représente un ordre politique totalitaire centralisé ? La délégation d’autorité implique-t-elle dilution de la responsabilité, sinon de l’identité du pouvoir ? Peut-on voir dans la SS une « agence » managériale qui, comme tout maître d’esclaves, optimise productivité et ressources humaines ?
Mémorial des Martyrs de la Déportation, Paris, 2 juillet 2020
Chaque année, les membres de l’Amicale de Dachau se rendent au Mémorial des Martyrs de la Déportation, Square de l’Île-de-France à Paris, afin d’y déposer une gerbe de fleurs et d’y commémorer l’anniversaire du départ du Train de la Mort pour Dachau. La commémoration de ce 2 juillet 2020 aurait dû rassembler bon nombre d’entre nous, d’autant plus que nous avions prévu de la faire suivre de notre Assemblée Générale. Pour les raisons que vous connaissez tous, 2020 a été fortement chamboulée et les mesures de précaution sanitaire prises par le Mémorial nous ont contraints à limiter l’accès à cette cérémonie à une dizaine de personnes seulement. Cela nous a également décidés à repousser notre Assemblée Générale, qui se tiendra finalement le samedi 17 octobre à Paris, à moins que des circonstances malheureuses nous obligent à nouveau à revoir notre organisation.
Le 2 juillet dernier, c’est donc en comité restreint que l’Amicale de Dachau est descendue à la crypte du Mémorial des Martyrs de la Déportation pour un moment de recueillement. Parmi les membres conviés, soulignons la venue de deux anciens déportés : Yves MEYER et Jean SAMUEL, qui ont répondu présents pour commémorer la sombre date de leur départ pour le camp de concentration il y a de cela 76 ans, suite à leur arrestation pour faits de résistance. Si la cérémonie était intime, elle s’est néanmoins révélée très émouvante et riche en échanges.
Bien qu’elle n’ait pas été seule à prendre la parole, nous retranscrivons ci-dessous le texte très dignement lu par Mei Ling VAN GHELUWE, retraçant l’histoire de son arrière-grand-père, Jean BERNONOSE, déporté lui aussi par ce convoi tristement célèbre.
Compiègne était pour nous un véritable paradis. En juin 1944, il y avait un soleil splendide, le débarquement venait d’avoir lieu et, pour nous qui sortions de prison de France, qui venions d’échapper de justesse à la condamnation à mort, nous retrouver libres au milieu de plusieurs milliers de Français, avec toutes sortes de jeux à notre disposition – cartes, échecs, ballons, des journaux, une bibliothèque, etc. – et presque pas d’Allemands sur le dos, n’ayant pas encore la nostalgie des « derrière les barbelés », nous étions somme toute presque heureux.
Nous attendions tranquillement l’arrivée des Anglais et des Américains. Quelques jours auparavant, l’aviation alliée avait bombardé la gare, nous étions alors persuadés de l’impossibilité pour les Allemands de nous emmener dans leur pays. De plus, il y avait des Français qui, pour nous, avaient beaucoup de « relief » : des députés, des sénateurs, des anciens ministres, des généraux, des préfets… Et si, pour certains, c’étaient les sentiments « gaullistes » qui les avaient amenés là, pour d’autres, beaucoup d’autres, ils étaient là parce que dehors ils n’étaient plus à l’abri.
N’empêche, la vie était vraiment belle. Les communiqués chaque jour nous apportaient de bonnes nouvelles, les passages successifs d’avions anglais ou américains nous persuadaient de plus en plus que tout le réseau ferroviaire était détruit. D’autre part, grâce à la CroixRouge, la nourriture était substantielle, une petite cantine nous donnait le superflu, nous pouvions recevoir des colis et nous étions tous persuadés – sauf quelques défaitistes ! – que nous étions au bout de nos peines.
En pleine euphorie, tout à coup, le bruit court que des wagons à bestiaux sont arrivés à la gare et que l’on installe des barbelés aux ouvertures. C’est la consternation… Mais les jours passent sans plus rien entendre et l’espoir renaît.
C’est alors qu’on apprend l’assassinat de Philippe Henriot. Personne n’y croit jusqu’au lendemain, où les journaux le confirment.
Les alertes sont toujours aussi fréquentes. L’insouciance est grande quand, le 1er juillet au début de l’après-midi, rassemblement général. Et c’est un appel interminable de 2700 noms qui commence et qui ne se termine qu’au soleil couchant.
Nous rassemblons nos affaires et nous sommes entassés dans d’autres baraques. Trois exactement. Il nous est impossible de dormir, le temps est à l’orage et tout le monde est énervé. Nous passons toute la nuit à essayer de chanter sous l’œil absolument indifférent des sentinelles qui déambulent dans la cour. Nous essayons de nous regrouper par affinité, ou par région, entre camarades. On nous laisse faire.
Le jour est là et tous nous sommes bientôt sur pied, attendant les événements. Ceux-ci ne tarderont pas à venir, malheureusement pour nous.
Vers 7 heures, nous commençons à pouvoir sortir. Le temps est horriblement chaud et, malgré cela, il pleut : une petite pluie fine et chaude. Sachant que nos bagages nous suivront dans un wagon spécial et craignant de ne plus retrouver nos affaires, nous nous étions habillés plus chaudement que de coutume. Au passage, on nous remet du « pain » – une boule 1/4 (ce qui fait supposer à certains que nous en avons pour cinq jours de voyage) – et du saucisson, gros comme le bras.
Et c’est le départ, coupé d’arrêts harassants, encombrés de ce saucisson énorme qui gonfle et devient spongieux sous la pluie. Nous n’avons d’autre choix que de le manger. Si, au fond de nous-même, nous sommes angoissés, chacun tient à n’en rien laisser paraître. Certains même vont jusqu’à plaisanter.
Et puis ces SS qui nous encadrent, arrivant tout droit de Hollande. Voilà leurs voitures pleines de boue le long des trottoirs. Ils ont sûrement roulé toute la nuit et ils partent certainement pour le front. Ils ont dû être réquisitionnés sur place pour nous conduire jusqu’à la gare. Il y en a tous les trois mètres. Ils sont bien bas pour en être réduits à de tels expédients.
Dans un moment de détresse, nous nous persuadons qu’il y a encore des raisons d’espérer, alors que devant nous, nous apercevons la gare. Ces wagons qui, pour un millier des nôtres, seront des tombeaux roulants après quelques heures de route seulement.
On nous met en groupes de 100 et chaque groupe est dirigé vers un wagon où est écrit : « Hommes 40 Chevaux en long 8 ». Le hasard veut que je sois le dernier d’un groupe. Je me souviens fort bien de cet instinct impérieux qui m’imposait de rester le dernier bien que cet état comportât nombre d’attributions de coups de bottes et de cravaches. C’est ce qui m’a peut-être sauvé la vie.
Après un petit discours d’un SS pour nous dire qu’il est interdit de nous évader, la lourde porte à glissière se referme sur nous et on entrevoit distinctement mettre les plombs, tout comme on le fait pour un compteur à gaz.
Je ne sais pas quels peuvent être les sentiments d’un rat lorsqu’il est pris au piège, mais je crois que nous avons eu les mêmes réactions que lui : une angoisse immense bloquée à la gorge, les yeux peureux, les mains moites, les jambes tremblantes et l’oreille aux aguets, avec le secret espoir que tout cela n’était qu’une plaisanterie, qu’on allait nous ouvrir, que l’inhumanité n’allait pas si loin que cela.
Les quelques privilégiés qui se trouvaient près des ouvertures regardaient avidement sans rien apercevoir d’intéressant d’ailleurs.
Notre supplice commençait. Impossible de bouger. Nous étions collés les uns aux autres, chacun étant en étau pour l’autre. Alors nous n’avions plus qu’un espoir : PARTIR, PARTIR, PARTIR, que l’on sente un peu de vent, que l’on puisse respirer. Il était à peine 10 heures.
La pluie avait cessé : par une inclémence du sort, il faisait maintenant un soleil radieux qui tapait en plein sur les tôles de notre wagon et le transformait en fournaise. Et puis ce pain, ce saucisson trop salé que nous avions eu la bêtise de manger ! À peine étions-nous dans cet enfer que la soif commençait déjà à se faire sentir. Les plus jeunes voulaient enlever leur veston et leur pull-over.
« Attendez que le train démarre », cria quelqu’un ! « Oui, attendez », criaient d’autres comme dans une prière !
Mais le mal était fait. Nous entrions dans une nouvelle vie, où les conditions extérieures, biologiques, voulaient que nous nous conduisions comme des bêtes.
Enfin, quelque temps plus tard, le train démarrait, au grand soulagement de tous. Nous ne savions rien sur notre sort et, surtout, nous ne savions pas combien de temps il nous faudrait subir ce supplice.
Et notre convoi fut celui d’un train de marchandises faisant 10 km en 2 heures, avec des manœuvres interminables, des attentes dans les gares ou sur des voies de garage, sous un soleil terrible, implacable, sans une bouffée d’air frais.
Le soir, à 7 heures, nous atteignons Reims par la seule voie disponible après un terrible bombardement.
Mais, dans ces cargaisons d’humains collés les uns aux autres, se livre le drame le plus terrible de tous les temps. Les hommes sont affolés, encastrés les uns dans les autres, au milieu d’une mare de jambes et de souliers épais. Comme chez une bête qui va mourir, les têtes tombent brusquement et se soulèvent avec de plus en plus de difficultés. Les folies font crever les yeux, boire les urines, boire le sang. Les jeunes plus énergiques essayent de réagir, se remuent et reprennent trop d’oxygène, ce sont eux qui tombent les premiers.
La panique où tout le monde veut se précipiter vers les ouvertures et où les plus faibles tombent et meurent.
Le 2 mars dernier, notre Union des associations de mémoire des camps nazis organisait, en collaboration avec le rectorat de l’académie de Paris, une rencontre avec Nikolaus Wachsmann, professeur à Birbeck College (Université de Londres) et auteur du monumental KL. Une histoire des camps de concentration nazis, publié par Gallimard dans sa version française en 2017. Parmi l’audience, rassemblée pour l’occasion dans le Grand Salon de la Sorbonne, se trouvaient des membres de nos associations ainsi que des étudiants accompagnés de leurs professeurs.
La conférence a débuté par quelques mots d’accueil de monsieur Rachid Azzouz, au nom du recteur de l’académie de Paris, suivis d’une introduction de Dominique Durand (Amicale de Buchenwald-Dora), qui a salué la qualité du très ambitieux travail de synthèse de Nikolaus Wachsmann. La rencontre s’est finalement terminée par une conclusion de Dominique Boueilh, président de notre Amicale.
Nikolaus Wachsmann a d’abord souhaité remercier l’ensemble des historiens ayant écrit sur les camps, et sans qui il n’aurait pu rédiger « son » histoire des camps nazis. En effet, après des décennies de recherches sur le sujet, il est désormais possible de rassembler les pièces du puzzle afin de s’essayer à dresser un tableau d’ensemble. Il a confié s’être beaucoup interrogé sur la façon de raconter cette histoire : comment trouver le ton adéquat pour parler d’une période si douloureuse, alors que les survivants eux-mêmes expriment cette difficulté dans leurs témoignages ? Car la matière de son ouvrage, il l’a aussi puisée dans les récits des victimes des camps, dont la richesse et la diversité le frappent encore aujourd’hui.
Après cette brève introduction, Nikolaus Wachsmann a répondu aux questions du journaliste Emmanuel Laurentin, créateur de l’émission de radio La Fabrique de l’histoire sur France Culture. Au cours de cet entretien, il a pu s’exprimer sur sa volonté d’écrire une « histoire intégrée », c’est-à-dire une histoire qui intègre l’expérience des victimes, mais aussi la perspective des bourreaux et divers témoins – une démarche qui s’est avérée particulièrement fastidieuse, chaque histoire étant unique en son genre.
Interrogé sur l’origine du système concentrationnaire, l’historien a d’abord assuré qu’il n’existait pas de plan en tant que tel. Si les nazis se sont évertués à dire qu’ils avaient « puisé » dans une tradition déjà existante (Hitler lui-même faisait référence au comportement des Britanniques en Afrique du Sud), l’établissement de ce système fut le résultat de nombreuses décisions, contredécisions et hésitations. À partir de 1933, quand le système concentrationnaire fut mis en place, il y avait évidemment des précédents (certaines sanctions, ou l’idée que des « prestations » pouvaient être réalisées par des prisonniers, existaient déjà dans le système carcéral). Mais, au-delà de cela, les camps de concentration ont surtout trouvé leur origine dans l’expérience d’organisation de la droite paramilitaire (SS notamment) : cet esprit martial, cette façon de vouloir combattre l’ennemi jusqu’à la mort. En revanche, et de même qu’il n’y avait pas de détenu « typique », il y avait une diversité de camps de concentration et il n’y avait pas de « projet » à l’origine. Dachau, seul camp à avoir existé du début à la fin, a d’ailleurs considérablement évolué au cours de son histoire et les prisonniers de la première heure, qui étaient alors « relativement bien traités », n’auraient certainement pu imaginer ce qu’allait devenir le camp par la suite.
En 1933, la fonction des camps de concentration était de stabiliser la nouvelle dictature, car même s’ils bénéficiaient d’un grand soutien populaire, les nazis n’ont jamais eu la majorité aux élections. Le régime décida alors de détruire la possibilité d’une résistance et d’une opposition politique, mais ce furent les SS qui instaurèrent cela au niveau local et sans réelle coordination. On enferma donc des opposants dans divers camps, sans vraiment savoir à quoi ils étaient voués. En 1934, après la nuit des Longs Couteaux, le régime maîtrisait la situation et certains dirigeants nazis dirent d’ailleurs que les camps n’avaient plus lieu d’être. Mais Hitler soutenait Himmler, qui affirmait que la terreur était essentielle au régime nazi. Le système concentrationnaire commença à se coordonner et, pour la première fois, on vit l’apparition de camps « construits en tant que tels », comme Mauthausen et Sachsenhausen. Et l’ordre bureaucratique et les règles furent progressivement mis en place pour que l’appareil fonctionne de la manière la plus efficace qu’il soit. Selon Nikolaus Wachsmann, la personne qui joua le rôle le plus considérable dans la régulation du système concentrationnaire fut le deuxième commandant de Dachau, Theodor Eicke. C’est lui qui parvint réellement à avoir de l’influence lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre un « esprit » des camps : on se prouvait SS lorsqu’on ne montrait aucune pitié envers les détenus, qui devaient être traités comme des ennemis.
Quand la guerre éclata en 1939, le nombre d’opposants allemands détenus dans les camps était nettement plus restreint : la plupart des prisonniers étaient alors des « asociaux » et de petits criminels. Cette évolution se poursuivit jusqu’en 45, en s’adaptant aux besoins du régime. Dès le début des camps, le travail forcé fut clé, mais son aspect changea lui aussi radicalement au fil du temps. D’abord fonctionnel dans la mesure où il servit aux prisonniers à construire leurs propres camps, ce travail devint totalement inepte d’un point de vue économique, son seul but étant de torturer et humilier les prisonniers. Vers la fin des années 30, le système de camps était désormais bien construit, l’Allemagne connaissait le plein emploi et il y avait une pression croissante pour que chacun contribue au régime nazi. Les SS développèrent de grandes ambitions économiques, et les détenus furent contraints de les aider à construire les villes rêvées par Hitler. La situation changea encore plus tard : dans la deuxième moitié de la guerre, il fallut participer à l’effort de guerre. Ce fut un moment clé de l’histoire des camps, car ce fut à ce moment qu’on construisit les centaines de camps satellites, dont les emplacements étaient choisis en raison de leur position stratégique (proximité avec une carrière, une mine, etc.). Ainsi, de plus petits camps émergèrent dans de petites villes, et la terreur devint de plus en plus visible, de plus en plus publique. Selon Nikolaus Wachsmann, l’affirmation que « le peuple allemand ne savait pas » relève donc du mythe.
À mesure que les années passèrent, on put également observer une internationalisation des camps de concentration ainsi qu’une systématisation du meurtre de masse. En 1939, le système concentrationnaire comptabilisait 20 000 prisonniers, dont la grande majorité était allemande. En janvier 1945, on dénombrait 715 000 détenus essentiellement étrangers, les Allemands constituant alors moins de 10 % de cette population. La raison de ce changement se trouve dans l’expansion de la terreur nazie. Les camps étaient devenus des sites de répression politique à l’encontre des opposants européens (par exemple, à l’encontre des milliers de membres de la Résistance). Les camps étaient utilisés comme un instrument de discipline et comme une menace pour décourager les travailleurs forcés à se rebeller.
Les camps devinrent également une arme essentielle dans la guerre que menaient les nazis contre le peuple juif européen. De 1933 à 1942, les Juifs constituaient une proportion relativement faible des détenus : la terreur nazie à l’encontre des Juifs s’exerçait ailleurs, d’abord dans les rues d’Allemagne, plus tard dans les ghettos de l’Europe de l’Est occupée. Pour des raisons complexes, en 1942, le régime nazi décida de déporter en masse dans les camps, et c’est à ce moment qu’Auschwitz, qui à ses débuts comptait de nombreux opposants, changea pour s’adapter à l’arrivée des Juifs. Une minorité de ces derniers était sélectionnée pour travailler, une grande majorité était exterminée. Mais il ne s’agit pas d’une décision qui fut prise du jour au lendemain : il s’agit plutôt d’un processus ; un processus d’« improvisation » qui prit un certain temps. Les chambres à gaz furent intégrées à Birkenau, d’abord dans d’anciennes fermes, puis seulement en 43 d’autres types de chambres à gaz furent construites. Mais le camp d’Auschwitz ne s’est jamais transformé exclusivement en camp d’extermination : il a toujours eu de multiples fonctions (travail forcé, expérimentations humaines, etc.).
En insistant sur l’improvisation, Nikolaus Wachsmann a tenté d’expliquer que tout n’était pas prédéterminé, qu’il n’y avait pas de plan principal clair. Cette notion d’improvisation ne sous-entend pas en revanche que l’établissement du système concentrationnaire et la systématisation du meurtre de masse sont le fruit du hasard : il y a évidemment eu une trajectoire, mais l’holocauste n’était pas prédéterminé au début de la carrière politique d’Hitler. Les chefs nazis ont montré la voie, ont donné des motivations à leurs subordonnés, ce qui signifie aussi qu’ils les retenaient parfois s’ils estimaient que les choses allaient trop loin. Au début, la politique du régime envers les Juifs était l’expulsion et non l’extermination : le but n’était pas la mort, le but était de terroriser les Juifs pour qu’ils quittent l’Allemagne. Dans les camps, il y avait une marge de liberté pour les SS, ce qui ne les empêchait pas d’opérer dans le périmètre qui leur était imposé par leurs supérieurs.
Ici, il convient de noter qu’il n’y avait pas de cours, pas de formation pour les SS. Ces derniers apprenaient sur le terrain, même s’il existait quand même des manuels avec des choses à faire et à proscrire, des règlements, une organisation chargée de la coordination et de l’inspection des camps, ainsi que des conférences autour des « meilleures pratiques » à adopter. Au-delà de cela, chaque camp était soumis à des pratiques qui lui étaient propres. Certains SS étaient fiers de leurs méthodes et les montraient aux SS des autres camps. Il y a donc eu des échanges de connaissances et de savoir-faire. Il y avait aussi des mouvements de détenus entre les camps ainsi que des mutations de SS de camp à camp ; cela entraînait une grande fluidité, et ce fut également de cette manière que les connaissances furent partagées.
Enfin, Emmanuel Laurentin a interrogé Nikolaus Wachsmann sur la place des témoignages des survivants dans sa synthèse : comment réintroduire la variété des récits des victimes dans cette histoire, comment leur donner une voix pour ne pas céder à cette fascination morbide que l’on pourrait avoir pour les bourreaux et les organisateurs ? L’historien a admis que ce n’était pas facile, que c’était même extrêmement compliqué. Remarquons avant toute chose que, en ce qui concerne les bourreaux, il existe une grande quantité de documents produits par les SS et autres agences de répression de l’époque, même si beaucoup d’autres ont été détruits. Le rôle des historiens est de tenter de remettre de l’ordre dans les informations provenant de différentes sources disséminées à travers le monde. Cela étant dit, il demeure impossible de se glisser dans la peau des bourreaux, ou alors seulement de manière limitée. Car, pour des raisons évidentes, les SS n’ont pas écrit leurs mémoires. La vaste majorité d’entre eux n’a d’ailleurs pas été jugée, et n’a donc pas été amenée à parler. Quant à ceux qui ont été contraints à parler, ils ont évidemment minimisé leur rôle, voire menti quant à leurs agissements et ce dont ils ont été témoins. L’historien tâche donc de « lire entre les lignes » afin d’extraire des éléments et, déjà à cette étape, les témoignages de survivants sont essentiels puisqu’ils les aident à mettre les choses en adéquation et à en tirer un certain sens.
Comme cela a déjà été dit, il n’existe pas de détenu « typique », chaque expérience se caractérise par son unicité. Les variables furent considérables et les facteurs de vie changeaient en permanence : l’expérience du camp dépendait du moment d’arrivée du prisonnier, de sa profession, de sa connaissance ou non de la langue allemande, de ses compétences, de son âge, de son sexe, de son ethnicité, des personnes dont il fut entouré, etc. Dans son ouvrage, Nikolaus Wachsmann tente donc de décrire autant d’éléments de cette diversité qu’il lui est possible. Il reste néanmoins pleinement conscient que, avec KL. Une histoire des camps de concentration nazis, il ne délivre pas une « vérité absolue » et ne peut non plus prétendre à restituer l’émotion qui fut ressentie par d’autres il y a de cela des décennies.
Alicia GENIN
La vidéo complète de cette rencontre est accessible ici.